Plus de 8 000 migrants ont franchi les frontières de l’enclave espagnole au nord du Maroc en moins de 24 heures. Une crise qui intervient alors que la tension monte entre le Maroc et l’Espagne depuis plusieurs semaines.
Une « grave crise pour l’Espagne et pour l’Europe ». C’est ainsi que le premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, a qualifié l’arrivée de plus de 8 000 migrants, dont environ 2 700 mineurs, dans l’enclave espagnole de Ceuta, au nord du Maroc, entre lundi 17 et mardi 18 mai. Une situation sans précédent pour ce territoire pourtant habitué à la pression migratoire.
Pour répondre à ces arrivées massives par la terre mais aussi par la mer, le gouvernement espagnol a déployé l’armée, mardi, pour surveiller la frontière avec le royaume chérifien. Accusé d’avoir relâché son contrôle de la frontière, le Maroc a, lui aussi, renforcé son dispositif de surveillance dans la journée de mardi.
Ceuta est au cœur des problématiques migratoires entre le Maroc et l’Espagne depuis des décennies. Cette nouvelle crise témoigne, cependant, du bras fer diplomatique entamé par les deux voisins depuis plusieurs semaines. Explications.
Quel est le statut de Ceuta ?
Ceuta est une ville de 19 kilomètres carrés située au nord du Maroc, sur la façade africaine du détroit de Gibraltar, à 14 kilomètres des côtes andalouses. Peuplée de 85 000 habitants, elle est, avec Melilla, située 400 kilomètres plus à l’est, l’une des deux dernières enclaves de l’Espagne en Afrique. Toutes deux ont le statut de « ville autonome » espagnole et leurs frontières avec le Maroc sont les seules frontières terrestres entre l’Afrique et l’Union européenne.
Les deux enclaves – et notamment Ceuta, située plus près des côtes espagnoles continentales – sont donc, de longue date, un point de passage des flux migratoires en provenance du Maroc mais aussi d’Afrique subsaharienne. Pour empêcher les traversées clandestines, les huit kilomètres de frontière entre le royaume chérifien et la ville de Ceuta sont surveillés par des miradors et des caméras vidéo et fermés depuis le début des années 2000 par une double clôture, dont la hauteur a été rehaussée, passant de trois à six mètres en 2005. En 2020, les autorités espagnoles ont annoncé de nouveaux travaux destinés à porter sa hauteur à dix mètres par endroits.
Le point de passage à Melilla est tout aussi surveillé, avec une triple clôture d’une longueur d’environ douze kilomètres. Dans la nuit de lundi à mardi, 86 migrants d’Afrique subsaharienne sont, cependant, parvenus à la franchir, sur un total de plus de 300 qui ont tenté de le faire, selon les autorités locales.
Le nombre de migrants ayant franchi la frontière de l’enclave est-il sans précédent ?
Des migrants essayent régulièrement, parfois au péril de leur vie, d’entrer à Ceuta, pour s’y installer ou pour tenter de rejoindre le continent européen. La situation des quarante-huit dernières heures a, cependant, surpris les autorités espagnoles par son ampleur.
Le chiffre de 8 000 entrées en vingt-quatre heures est, en effet, supérieur aux moyennes annuelles enregistrées en 2017, en 2018 et en 2019 pour Ceuta et Melilla. « Depuis l’arrivée au pouvoir de Pedro Sanchez en juin 2018, une année record en termes d’arrivées en Espagne, c’est la première fois qu’on assiste à une concentration si significative de personnes dans le nord du pays », souligne Aldo Liga, spécialiste des migrations en Méditerranée et des dynamiques géopolitiques en Afrique du Nord.
#MuyGrandes🎖️ Guardias civiles del #GEAS y la #ARS salvan la vida de decenas de menores que llegaban a #Ceuta por… https://t.co/QcnjXw0ByR
— guardiacivil (@Guardia Civil 🇪🇸)
Comment l’expliquer ? Les ONG et les journalistes sur place ont rapporté la présence, parmi les migrants, d’un nombre important de Marocains cherchant à quitter le pays, dont l’économie est touchée de plein fouet par les conséquences du Covid-19. Au sein du royaume, la pauvreté a été multipliée par sept, selon les données du Haut-Commissariat au plan (HCP), chargé des statistiques.
La décision du Maroc de fermer ses frontières extérieures depuis quinze mois, alors qu’une partie de la région vivait des échanges économiques (formels ou informels) avec Ceuta a également laissé des milliers de personnes sans ressources.
Le Maroc a-t-il délibérément relâché sa surveillance de la frontière ?
Le Maroc est un partenaire indispensable de l’Espagne dans la gestion des flux migratoires, notamment aux frontières de Ceuta et Melilla. Mais les relations diplomatiques entre les deux pays sont aussi entachées de différends qui refont régulièrement surface et provoquent des bras de fer, comme c’est le cas ces dernières semaines. Le doute quant à l’instrumentalisation de la question migratoire n’est alors jamais loin.
Les deux enclaves espagnoles font partie des sujets de discorde. L’une et l’autre sont revendiquées depuis soixante ans par le Maroc, qui y voit des vestiges de l’empire colonial espagnol. L’origine de la récente montée des tensions diplomatiques entre Rabat et Madrid est cependant à chercher ailleurs : du côté du Sahara occidental, le seul territoire du continent africain dont le statut postcolonial n’est pas définitif. Depuis 1976, ce territoire de 266 000 kilomètres carrés, situé entre le Maroc et la Mauritanie, est l’objet d’un conflit entre Rabat, qui en contrôle 80 %, et les indépendantistes sahraouis du Front Polisario.
Avant cette date, le Sahara occidental était occupé par les Espagnols et était revendiqué à la fois par la Mauritanie et par le Maroc, tandis que le Front Polisario, créé en 1973, plaidait pour un référendum d’autodétermination pouvant conduire à l’indépendance. En 1975, avant de quitter le Sahara occidental, l’Espagne a signé des accords avec le Maroc et la Mauritanie pour partager le territoire disputé entre les deux pays. En réponse, le Front Polisario a proclamé la République arabe sahraouie démocratique (RASD) après le départ des Espagnols. S’est alors engagé un conflit armé qui, quarante ans plus tard, n’a toujours pas trouvé d’issue, bien que la Mauritanie a renoncé à contrôler une partie de ce territoire.
Enlisé depuis le début des années 1990, le conflit a refait surface à la fin novembre 2020, lorsque le cessez-le-feu conclu entre Rabat et le Front Polisario en 1991 a été brisé. Un mois plus tard, Donald Trump reconnaissait la souveraineté marocaine sur la totalité de ce territoire. Depuis, le Maroc multiplie les pressions pour que des pays comme l’Espagne emboîtent le pas à Washington alors que les Etats de l’Union européenne (UE) s’en tiennent à la même position : le conflit doit être réglé dans le cadre de l’ONU, sur la base d’un référendum d’autodétermination.
Lorsque, à la fin du mois d’avril, le chef des indépendantistes sahraouis du Front Polisario, Brahim Ghali, a été accueilli en Espagne pour y être soigné du Covid-19, la tension est donc montée d’un cran entre les deux capitales. « Cet acte, justifié par des raisons humanitaires par Madrid, a été vécu par Rabat comme une sorte de trahison », explique Aldo Liga. Le Maroc avait alors convoqué l’ambassadeur espagnol pour lui signifier son « exaspération ».
Le Maroc ne s’est pas exprimé sur la crise de mardi, mais plusieurs migrants ont témoigné du fait que les forces de l’ordre marocaines n’avaient pas tenté, du moins pendant plusieurs heures, de les empêcher d’entrer à Ceuta. La ministre espagnole des affaires étrangères a déclaré mardi avoir convoqué l’ambassadrice marocaine en Espagne et lui avoir « rappelé que le contrôle des frontières a été et doit rester de la responsabilité partagée de l’Espagne et du Maroc ».
Que va-t-il se passer pour les migrants entrés à Ceuta depuis lundi ?
L’Espagne a affirmé, dès mardi soir, avoir renvoyé au Maroc la moitié des 8 000 personnes ayant franchi la frontière. Ces refoulements sans formalités ni délai, dits « refoulements à chaud », sont pratiqués depuis des années par l’Espagne dans ses deux enclaves sur le continent africain. Très critiqués par les ONG de protection des migrants, ils ont été entérinés dans la loi espagnole en 2015 et ne sont autorisés qu’à Ceuta et Melilla.
Pedro Sanchez a ainsi assuré que tous les migrants adultes entrés illégalement seraient expulsés, dans « le cadre des accords signés avec le Maroc depuis des années ». Les mineurs devraient, en revanche, être pris en charge par l’Espagne.