L’art avec lequel le président Patrice Talon manipule à sa guise les règles électorales et les processus démocratiques a rapidement fait basculer le Bénin, démocratie multipartite, vers un régime semi-autoritaire, ce qui laisse présager une instabilité accrue.
Les élections présidentielles du Bénin du 11 avril n’ont pas fait grand bruit. Les médias y ont peu prêté attention et aucun événement sensationnel n’est venu s’y greffer. Pour tout dire, l’issue était courue d’avance, le président Patrice Talon ayant efficacement barré la route à tous ses concurrents sérieux. Le boycott que ces mesures avaient entraîné a débouché sur une participation estimée à 26 %. Les élections ont donc été calmes, c’est le moins que l’on puisse dire.
Les acteurs régionaux n’ont pas plus émis d’objections. Une équipe de 16 observateurs de l’Union africaine a fini par conclure que les élections avaient effectivement été « calmes » et qu’elles « s’étaient déroulées de manière paisible ». Notant quand même au passage l’absence de files d’attente et la faible mobilisation, ils ont conseillé de lancer des campagnes de sensibilisation afin d’accroître le taux de participation à l’avenir. Les observateurs ont encouragé le gouvernement à continuer à susciter un « climat calme et serein » lors des prochaines élections. Une équipe de 105 observateurs issus de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest a félicité le Bénin et ses pouvoirs publics au titre de ces « élections pacifiques », mais son rapport fait quand même brièvement allusion à la « faible participation des électeurs observée dans les premières heures du scrutin ».
Selon l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), les élections « se sont tenues dans le respect de la législation en vigueur et dans le calme sur la majeure partie du territoire ». Le rapport préliminaire de l’OIF fait néanmoins brièvement allusion à l’organisation unilatérale des élections et à son impact sur la faible participation.
« Le silence qui a suivi les élections au Bénin est assourdissant et ne manquera pas d’être relevé par d’autres prétendants à l’autocratie »
Ces omissions, ces félicitations et ces encouragements visent pourtant un processus qui couve depuis plusieurs années par lequel M. Talon prend le contrôle du Parlement en empêchant les partis d’opposition de se présenter, en cooptant le personnel judiciaire, en politisant le secteur de la sécurité et en intimidant les médias.
Ces événements montrent qu’une démocratie ne meurt pas seulement de façon spectaculaire sous les coups de boutoir de putschistes, mais qu’elle peut être, rapidement et dans un grand silence, vidée de sa substance si les acteurs nationaux et internationaux ne s’y opposent pas d’une même voix. Les conséquences n’en sont que plus douloureuses pour le Bénin qui, il y a peu encore, apparaissait avec fierté dans le monde entier comme le porte-étendard de la démocratie.
Le silence qui a suivi les élections au Bénin est assourdissant et ne manquera pas d’être relevé par d’autres prétendants à l’autocratie sur le continent. Si tel est le critère d’une élection acceptable, alors il faut s’attendre à une multiplication de ce type d’élections à l’avenir.
La quiétude ne devrait pourtant durer qu’un temps au Bénin. L’illégitimité et l’autocratie sont souvent facteurs d’instabilité. Le creusement des inégalités, la corruption en hausse, le tarissement des investissements et la détérioration accrue de l’État de droit sont toujours des éléments annonciateurs d’abus de pouvoir, de crise économique et de conflits.
Un affaiblissement systématique des institutions démocratiques au Bénin
La liste des stratagèmes juridiques utilisés par Talon et ses partisans pour normaliser l’exclusion politique est longue et complexe.
À la veille des élections législatives de 2019, la commission électorale nommée par Talon a invalidé la candidature de l’ensemble des partis non apparentés au pouvoir en place, au motif d’un défaut d’enregistrement dans les temps. Une fois en place, la nouvelle Assemblée, évidemment dominée par Talon, a approuvé sans discussions une nouvelle loi électorale imposant aux candidats d’être parrainés par les élus en place. Cette nouvelle exigence a eu pour effet de donner au parti en place un pouvoir de véto à l’égard de tout candidat briguant un poste.
La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CAFDHP), la cour régionale créée par l’Union africaine pour apporter un soutien aux citoyens ne pouvant obtenir de recours devant les tribunaux dans leur propre pays, n’a cessé de répéter que les révisions constitutionnelles conjuguées aux autres actions antidémocratiques violent la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance de l’Union africaine. Elle a déclaré que les révisions constitutionnelles à l’origine du système de parrainage ont été adoptées en toute hâte par l’Assemblée nationale sans consultation préalable du peuple béninois, en violation de la Constitution de 1990.
Plutôt que d’abroger les lois anticonstitutionnelles avant le vote de 2021, conformément à l’injonction de la cour, Talon a préféré retirer son pays de la CAFDHP.
La Cour constitutionnelle béninoise, à la tête de laquelle se trouve l’ancien avocat personnel de Talon, Joseph Djogbenou, a toujours tranché en faveur de Talon, y compris dans les affaires impliquant Djogbenou en qualité de ministre de la Justice, ce qui a entraîné une confusion des responsabilités entre exécutif et judiciaire.
L’une des initiatives menées par Djogbenou pendant son mandat au ministère de la Justice, à savoir la création d’une Cour de répression des infractions économiques et du terrorisme (CRIET) a été utilisée pour étouffer la dissidence autour du résultat des élections, notamment grâce à une unité de police spéciale, la Brigade économique et financière. Une semaine avant les élections de 2021, un juge a démissionné de la CRIET et a fui le pays, déclarant qu’il lui avait été intimé de poursuivre les opposants de Talon, et notamment Reckya Madougou, qui avait été l’instigatrice, au sein de la société civile, du mouvement d’opposition aux changements constitutionnels opérés par Talon et qui devait représenter le parti démocrate aux élections présidentielles (sa candidature a été invalidée comme celle des autres, à l’exception de deux candidats).
N’ayant nullement eu à répondre de la défection et des révélations de ce juge, la CRIET a fait arrêter un autre candidat de l’opposition, Joël Aïvo, quelques jours après les élections. Il avait fait part sur Facebook de son intention de boycotter les élections. Les organisations humanitaires béninoises tirent maintenant la sonnette d’alarme devant le nombre très important d’arrestations arbitraires dirigées contre des membres de la société civile ayant manifesté devant la CRIET avant et après les élections. Le gouvernement de Talon présente quant à lui ces arrestations comme « la fin de l’impunité » dans le pays. Mais dans les faits, cette tendance signerait plutôt la fin de la liberté d’expression.
La capacité des médias béninois à couvrir ces événements en particulier et la politique en général a été réduite par l’adoption de lois relatives aux médias qui pénalisent toute critique des pouvoirs publics. Amnesty International a recensé 17 cas de mise en détention de journalistes et de militants effectuées en vertu du nouveau Code du numérique béninois, lequel pénalise la publication en ligne d’informations jugées diffamatoires ou erronées par le gouvernement. Cette mesure a eu un effet dissuasif sur les médias du pays. Il faut désormais passer par des personnes exilées ou des correspondants étrangers pour s’informer sur la situation du pays. Sous le mandat de Talon, le Bénin a chuté de la 78ème à la 114ème place dans le classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières.
« La question de la légitimité politique… jette une ombre sur tout ce qui est entrepris par l’administration Talon ».
Des arrestations arbitraires de journalistes et de membres de la société civile ont été perpétrées par des acteurs du secteur de la sécurité de plus en plus politisés. Selon la CAFDHP, les forces de l’ordre béninoises ont porté atteinte aux libertés des citoyens en 2019 en tirant à balles réelles sur les manifestants. Au lieu d’être présentées à la justice, toutes les personnes en cause ont été amnistiées par l’Assemblée nationale nouvellement élue. Peu avant les élections de 2021, une escouade de soldats créée pour l’occasion sous la houlette du conseiller militaire du président a fait feu sur les manifestants, faisant au moins deux morts. Talon a salué le geste, signe pour lui d’une « grande compétence et expertise ».
Pour faire bref, ces actions ainsi que d’autres manœuvres systématiques dont l’administration Talon est familière ont détricoté les organes démocratiques du Bénin, au point que les citoyens n’ont plus d’autre choix pour montrer leur mécontentement que de ne pas participer aux élections de 2021, les estimant jouées d’avance.
La question de la légitimité politique jette ainsi une ombre sur tout ce qui est entrepris par l’administration Talon. Une élection boudée par les trois-quarts des électeurs en guise de protestation est une accusation sans détour à l’égard des pouvoirs publics. Le gouvernement Talon, conscient de ce fait, a revendiqué une participation de 50 % au scrutin de 2021, bien qu’il ait été incapable de publier les résultats circonscription par circonscription. La Plateforme électorale indépendante des organisations de la société civile au Bénin a déployé 1281 observateurs le jour des élections et est parvenu à un taux de participation de 26 %, indiquant par ailleurs que « dans tous les départements, les pouvoirs publics se sont rendus coupables de pressions, d’intimidations, de menaces et de troubles à l’ordre public, de corruption ou de harcèlement vis-à-vis des électeurs ». Un certain nombre de bureaux de vote sont restés fermés le jour des élections, un fait reconnu par la commission électorale.
Une crise de légitimité qui fait vaciller la stabilité
La démocratie n’est pas seulement un outil de gouvernance au service de la liberté, de l’égalité et des droits humains mais également un moyen de faire progresser la sécurité nationale, à la fois sur le territoire intérieur et à l’international.
Les décisions de la CAFDHP montrent clairement que les nouvelles règles électorales du Bénin « rompent le pacte social et font véritablement craindre une remise en cause de la paix au Bénin ». La réputation que s’était forgé le pays en tant que vitrine étincelante de la démocratie plurielle s’est volatilisée, de même que l’image de stabilité et de cohésion sociale dont il jouissait depuis l’adoption de sa Constitution en 1991. La crise de légitimité provoquée par Talon risque de marginaliser politiquement certains individus et d’éliminer toute possibilité de dialogue pacifique et de changement démocratique.
Malgré la croissance économique enregistrée par le Bénin sous le mandat Talon, les bénéfices ont en grande partie profité aux élites, notamment aux sociétés détenues par Talon dans la filière du coton (qui en font l’une des personnes les plus riches de l’Afrique francophone). Les analystes de crédit indiquent par ailleurs que l’instabilité politique grandissante du Bénin pourrait inverser la courbe de ses gains. Sous Talon, la Cour constitutionnelle de Djogbenou a interdit aux travailleurs de différents secteurs publics de manifester après qu’ils ont protesté contre le non-paiement de salaires et les conditions de travail en 2018. Plutôt que de s’attaquer à la corruption, les juridictions du Bénin ont récemment sanctionné des journalistes d’investigation, parmi lesquels Ignace Sossou, qui avait planché sur le dossier des Panama Papers avec le Consortium international des journalistes d’investigation.
Les groupes terroristes actifs dans le Sahel ont pris pour cible le nord du Bénin, qu’ils convoitent. Le nord, majoritairement musulman, s’est marginalisé politiquement sous Talon, avec un phénomène de désaffection des jeunes notamment (39 % d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté dans un contexte de chômage élevé), une situation que les terroristes exploitent dans leurs activités de recrutement, y compris dans le Niger voisin et dans le nord-ouest du Nigeria. L’expérience dans d’autres pays montre que des forces de l’ordre fantoches, qui se contentent de s’en prendre aux opposants politiques à l’intérieur, ne sont pas efficaces pour défendre les frontières du territoire national. Le basculement vers un régime autocrate et la marginalisation de certaines franges de la population au Bénin font planer la menace d’une propagation du terrorisme depuis le Sahel.
Comment enrayer cet engrenage ?
Les Béninois continuent à résister face à la perte de leurs droits démocratiques par des recours à la justice, des boycotts et des manifestations. Cette résistance leur coûte cher. Des centaines de personnes ont été arrêtées, d’autres se sont exilées. Lors des manifestations qui ont suivi les élections de 2021, des unités militaires constituées pour l’occasion ont tiré à balles réelles sur la foule, faisant au moins deux morts. Talon a salué l’attitude des forces de l’ordre, niant la mort de manifestants et dénigrant au passage les manifestants en les traitant « d’enfants manipulés ».
Talon a neutralisé les contrepouvoirs dans son pays et ne reviendra en arrière que s’il subit un revers politique ou économique tangible. Mais les autocrates qui comprennent qu’ils peuvent usurper le pouvoir et saper l’État de droit s’en tiennent rarement aux balbutiements. Bien au contraire, ces abus finissent par devenir un mode de fonctionnement dans l’exercice du pouvoir. Talon est déjà revenu sur sa promesse de n’effectuer qu’un mandat et devrait miser sur les révisions constitutionnelles pour s’offrir une rallonge.
Pour que le Bénin puisse retrouver sa légitimité démocratique, il faudra que la communauté démocratique internationale pointe du doigt les failles des dernières élections. Des élections sans électeurs seront toujours « calmes et pacifiques ». Cela ne les rend pas pour autant légitimes. Ce ne sont pas quelques remontrances qui suffiront à inverser la tendance à l’autocratie et à l’instabilité que le pays s’inflige à lui-même. Il faudra appliquer des sanctions, lever l’aide étrangère et décourager les investissements.
Les acteurs extérieurs seront également plus que bienvenus pour contraindre le gouvernement Talon à nouer un dialogue avec l’opposition et créer un véritable espace de participation citoyenne. Un dialogue national digne de ce nom (le « dialogue politique » de 2019 avait exclu l’opposition) et la libération des manifestants et des prisonniers politiques constitueraient un bon départ.