Eviter la reprise des violences communautaires à l’Est du Tchad

Que se passe-t-il ? En 2019, l’Est du Tchad a connu des conflits intercommunautaires meurtriers, en particulier entre communautés arabes et non arabes. En dépit d’une accalmie ces derniers mois, ces violences révèlent de profondes fractures identitaires et mettent en lumière une compétition pour la terre, les chefferies traditionnelles et le pouvoir local.

En quoi est-ce significatif ? Dans un contexte intérieur fragile, une recrudescence des violences au Tchad oriental, frontalier de la région soudanaise du Darfour, pourrait menacer la stabilité du pays.

Comment agir ? Le gouvernement devrait assouplir l’état d’urgence pour permettre aux habitants d’accéder aux marchés et aux services publics, ouvrir un large débat sur la gestion des mobilités pastorales, sanctionner les abus des autorités militaires et administratives et soutenir l’organisation d’une conférence inclusive à l’Est.
Synthèse

En 2019, des violences intercommunautaires ont fait des centaines de morts dans l’Est du Tchad. Les tensions ont notamment opposé les communautés majoritaires des régions du Ouaddaï et du Sila aux populations arabes. Loin d’être uniquement le produit de rivalités classiques entre agriculteurs et éleveurs, ces conflits révèlent de profondes fractures identitaires et une compétition pour la terre, les chefferies traditionnelles et le pouvoir local dans ces régions. Ils se doublent d’une crise de confiance entre population et autorités locales, accusées de partialité dans la résolution des litiges. Alors que le changement de donne politique au Soudan voisin inquiète N’Djamena, l’Est du Tchad, frontalier du Darfour, est une zone à risque. Les autorités tchadiennes devraient assouplir l’état d’urgence, qui a fait baisser le niveau de violences mais pèse sur les populations locales. Pour éviter de nouveaux affrontements, elles devraient aussi ouvrir une large réflexion sur la gestion des mobilités pastorales, sanctionner les dérives des autorités militaires et administratives au niveau local et promouvoir une conférence inclusive à l’Est.

Les violences au Ouaddaï et au Sila en 2019 ont des origines diverses. Elles sont d’abord liées à un mouvement croissant de sédentarisation d’éleveurs nomades venus du nord. Si ce processus n’est pas nouveau, il génère aujourd’hui, par son ampleur, de fortes angoisses identitaires au sein des communautés sédentaires et principalement agricoles, majoritaires dans ces régions. Elles craignent d’être dépossédées de leur pouvoir local et accusent les nouveaux arrivants, notamment parmi les éleveurs arabes, de vouloir s’imposer sans respecter leurs coutumes. Les éleveurs se sentent quant à eux stigmatisés. Certains Arabes disent être considérés comme des étrangers dans une région qu’ils ont contribué à façonner.

Ces conflits plongent leurs racines dans les liens tourmentés de cette région avec la province soudanaise du Darfour. Dans les années 2000, la crise au Darfour voisin et la guerre par procuration entre le Tchad et le Soudan exacerbent les antagonismes locaux à l’Est du Tchad et attisent le ressentiment entre les groupes aujourd’hui en conflit. A cette époque, des milices soudanaises progouvernementales, les Janjawid, recrutant principalement dans les communautés arabes, multiplient les attaques contre des villages tchadiens au Ouaddaï et au Sila, forçant de nombreux habitants à s’enfuir et générant une profonde méfiance à l’égard des Arabes. Aujourd’hui encore, les autres communautés accusent souvent ces derniers de vouloir s’accaparer leurs terres et d’avoir des visées hégémoniques.

" On craint que ces épisodes de violence fassent tâche d’huile et contaminent d’autres régions. "

Les autorités tchadiennes sont très préoccupées par ces foyers de tension à l’Est, comme en témoignent les nombreux déplacements du ministre de la Sécurité publique et du président lui-même dans la région en 2019. A N’Djamena, on craint que ces épisodes de violence fassent tâche d’huile et contaminent d’autres régions, voire que se crée dans cette région un consortium de mécontents agrégeant des ambitions et des groupes très différents. Cette crise intervient en effet dans un contexte intérieur dégradé, quelques mois après une incursion rebelle au Tchad depuis la Libye, en février 2019. Sur le plan régional, la nouvelle donne politique au Soudan, saluée par de nombreux acteurs internationaux, y compris régionaux, n’offre pas encore de réels gages de stabilité pour le Tchad oriental et de sécurité de la frontière entre les deux pays.

Face à la montée des tensions à l’Est, les autorités ont voulu muscler leur réponse en instaurant en août 2019 l’état d’urgence au Ouaddaï, au Sila mais aussi au Tibesti, au Nord. Le gouvernement a renforcé le dispositif militaire au Tchad oriental et intensifié les opérations de désarmement des communautés et acteurs en conflit dans la zone. Cela a fait baisser les affrontements communautaires et la criminalité fin 2019. Mais la présence importante de militaires, les abus des forces de l’ordre et les restrictions des libertés de mouvement et de commerce pèsent sur les conditions de vie des habitants. Surtout, ces réponses ne permettent pas de réduire les fractures entre communautés et font l’impasse sur les problèmes de gouvernance locale qui nourrissent ces conflits. Alors que les défis s’accumulent à l’Est, l’organisation du scrutin législatif prévu en 2020 pourrait s’avérer difficile.

Pour éviter une nouvelle escalade et traiter, même avec des ambitions limitées, les causes profondes de cette crise, les autorités tchadiennes devraient :

ouvrir une large réflexion sur les mobilités pastorales avec la société civile et les partenaires internationaux du Tchad déjà impliqués sur ce sujet, en vue de revoir les politiques foncières et les modalités d’attribution des terres, et d’édicter des règles claires et concertées pour l’installation de nouvelles populations. Un tel débat est d’autant plus nécessaire qu’en raison notamment du changement climatique, le mouvement des éleveurs nomades du Nord, qu’il se manifeste par une transhumance plus précoce et méridionale ou par une sédentarisation croissante va se poursuivre, renforçant l’anxiété et les tensions identitaires à l’Est et ailleurs au Tchad.

sanctionner les responsables administratifs et militaires qui, parce qu’ils ont investi dans les troupeaux ou défendent les intérêts de grands propriétaires d’animaux, prennent parti dans les conflits entre agriculteurs et éleveurs. Pour prévenir de tels conflits d’intérêt, les autorités devraient éviter de nommer des représentants de l’Etat dans des zones où ils possèdent leur propre bétail.

soutenir l’organisation d’une conférence inclusive à l’Est du Tchad, regroupant entre autres autorités traditionnelles, commerçants, députés, associations de jeunes, acteurs économiques et religieux. Elle devrait porter sur les relations entre agriculteurs et éleveurs, les questions d’accès à la terre, de la diya (prix du sang), le rôle des chefferies traditionnelles ou encore la circulation des armes, et formuler des recommandations. Cette conférence devrait aboutir à la création d’un comité permanent de médiation, composé de membres sélectionnés par et parmi les participants à la conférence, qui s’assurerait de la mise en œuvre des résolutions, puis deviendrait une structure de médiation entre les communautés en conflit à l’Est, reconnue par les autorités.

accompagner et soutenir les autorités traditionnelles plutôt que de faire pression sur elles.

assouplir l’état d’urgence pour permettre aux habitants du Ouaddaï et du Sila d’accéder aux marchés hebdomadaires et aux services publics et de reprendre leurs activités. Les autorités devraient également sanctionner les responsables qui abusent de leur pouvoir contre des commerçants et des civils.

s’assurer que les armes collectées lors des opérations de désarmement soient systématiquement détruite.

Les partenaires internationaux et les bailleurs du Tchad devraient encourager les autorités en ce sens. Les acteurs humanitaires devraient aussi inclure dans leurs stratégies d’intervention une capacité de réaction pour l’Est au cas où la crise regagnerait en intensité.

Nairobi/Bruxelles, 30 décembre 2019
I. Introduction

Depuis début 2019, l’Est du Tchad connait un regain d’instabilité après plusieurs années d’une relative accalmie. Des affrontements intercommunautaires y ont fait plus d’une centaine de morts en moins d’un an. Les principaux foyers de violence se situent dans les régions du Ouaddaï, du Sila et du Wadi Fira, qui constituent ce qu’on appelait communément le grand Ouaddaï géographique. Les sous-préfectures de Marfa, de Chokoyane, d’Abdi, d’Abkar ou encore de Kimiti sont particulièrement touchées, mais la tension est également palpable dans les grandes villes comme Abéché, chef-lieu du Ouaddaï.

" Le Ouaddaï se considère depuis comme une périphérie, « un cul-de-sac dans l’Etat contemporain ». "

Semi-désertique dans sa moitié nord et plus arboré dans sa moitié sud, le Ouaddaï géographique a longtemps été au cœur d’un puissant sultanat. Situé sur les routes commerciales transsahariennes, il constituait alors un carrefour commercial et culturel, qui rayonnait jusqu’à la Méditerranée via le Sahara au nord et jusqu’à la péninsule arabique à l’est. Le sultanat du Ouaddaï, royaume esclavagiste qui menait des razzias au sud, a résisté aux tentatives de contrôle des colons et n’est tombé dans l’escarcelle des Français qu’en 1909, sept ans avant la conquête britannique du sultanat voisin du Darfour. La colonisation, la décision de faire de N’Djamena, à l’Ouest, la capitale du pays, puis la marginalisation du Tchad oriental par les premiers présidents tchadiens après l’indépendance réorientent les échanges du pays vers la façade atlantique. Le Ouaddaï se considère depuis comme une périphérie, « un cul-de-sac dans l’Etat contemporain ».

Le sentiment de relégation sociale des Ouaddaïens, qui cultivent le souvenir de leur grandeur passée, imprègne la relation entre Abéché et N’Djamena. Les Ouaddaïens évoquent souvent une méfiance réciproque entre eux et le pouvoir central : « le régime nous voit comme des opposants », confie un membre de la société civile locale.

De fait, le parti au pouvoir y est souvent mis en difficulté dans les urnes.

Depuis l’arrivée au pouvoir d’Idriss Déby en 1990, plusieurs évènements ont renforcé l’identité locale résistante et accru la défiance entre le pouvoir et les Ouaddaïens. Le 4 août 1993, des hommes armés zaghawa (l’ethnie du président) attaquent le village de Gniguilim, dans la sous-préfecture du Wadi Hamra, tuant de nombreux civils.
Face à l’impunité dont semblent bénéficier les auteurs du massacre, des habitants du Ouaddaï, dont des Maba (ethnie importante dans la région), mettent le feu à quelques bâtiments administratifs et attaquent des casernes à Abéché, puis manifestent à N’Djamena. Les forces de l’ordre répondent par la répression. En 1994, à la suite de l’assaut mené par des rebelles ouaddaïens contre une garnison militaire à Abéché, surnommée « la révolte des safarôgs », l’armée fusille de nombreux Ouaddaïens à Abéché et dans les alentours.

Bien plus tard, en 2008, la disparition de l’opposant historique Ibni Oumar Mahamat Saleh, figure de la région, après sa probable arrestation par les forces de sécurité, provoque la colère de nombreux habitants à l’Est du pays.

La région a aussi été le théâtre majeur des insurrections et des révoltes qui ont jalonné l’histoire du Tchad depuis son indépendance en 1960.
Il est communément admis que l’itinéraire d’une rébellion tchadienne doit passer par la case « Tchad oriental », véritable rampe de lancement des rébellions armées. En février 2019, les rebelles de l’Union des forces de la résistance ont traversé la frontière tchado-libyenne et mis le cap sur l’est du Tchad et le Soudan dans l’espoir d’engranger des soutiens, probablement afin de partir plus tard à l’assaut de la capitale. L’intervention de l’armée française a interrompu cette progression et rassuré un pouvoir qui se pensait à portée de kalachnikovs.

Le « Far Est » est d’autre part une région qui partage une longue frontière avec le Darfour.
Dans cet espace transfrontalier où coexistent de nombreuses communautés, la frontière entre le Soudan et le Tchad n’existe pas aux yeux de nombreux nomades, qui la traversent quotidiennement. Par ailleurs, ces dernières décennies, des communautés se sont déplacées de part et d’autre de la frontière au gré des aléas climatiques, des persécutions politiques ou des guerres.

En raison de la densité des liens ethniques et commerciaux, et des relations historiquement difficiles entre ces deux pays, les conflits au Tchad et au Soudan se sont souvent influencés mutuellement sans pour autant se superposer. Ainsi, quand le conflit éclate au Darfour en 2003, il provoque non seulement un afflux massif de réfugiés à l’Est du Tchad mais attise également des antagonismes ethniques dans cette région.

Face à l’instabilité croissante au Tchad oriental, la communauté internationale y a déployé en 2008 un duo de missions de maintien de la paix : une force européenne (EUFOR Tchad/RCA) et la Mission des Nations unies en République centrafricaine et au Tchad (Minurcat), qui a pris en 2009 le relais de la première et dont le mandat a couru jusqu’à décembre 2010. Ces missions, qui n’avaient aucun mandat politique, devaient circonscrire les dynamiques de contagion sécuritaire depuis le Soudan, protéger les civils et réduire l’insécurité dans les camps de réfugiés et leurs alentours.

Ce rapport analyse la récente montée des tensions entre populations arabes et non arabes à l’Est du Tchad. La distinction entre « Arabes » et « non Arabes » n’est pas évidente. Des populations dites arabes habitent dans toutes les régions du Tchad et sont parfois rattachées à des classifications ethniques classiques, mais pas toujours. Ainsi, certains Tchadiens dont la langue maternelle est l’arabe sont souvent, par facilité, présentés comme arabes sans que leur appartenance à un groupe ethnique particulier soit établie. De même, à l’Est du Tchad, la catégorisation en autochtone (ou encore de Ouaddaïen) renvoie à des considérations plus ethniques qu’historiques : le terme y désigne communément les populations sédentaires issues de groupes ethniques identifiés, par opposition aux groupes nomades, même si eux aussi peuplent souvent ces régions depuis longtemps.

Comme le montre la crise au Tchad oriental, la stature du pays sur la scène régionale et son rôle dans la lutte contre le terrorisme au Sahel lui permettent de moins en moins de masquer ses fortes fragilités internes. Ce rapport s’inscrit dans la continuité des travaux de Crisis Group sur les régions instables du Sahel et décrit les facteurs qui sont à l’origine des conflits intercommunautaires observés en 2019 à l’Est du pays. Il analyse l’évolution des réponses de l’Etat tchadien, présente leurs limites et formule des recommandations pour éviter une déstabilisation de la région à court ou moyen terme.

Ce rapport s’appuie sur une soixantaine d’entretiens réalisés dans l’Est du Tchad à Abéché, Farchana, Tiré ainsi qu’à N’Djamena et à Paris avec des membres de la société civile, des organisations des droits humains, des hommes politiques tchadiens, des acteurs économiques, des chefs traditionnels et religieux, des responsables des forces de sécurité, des acteurs humanitaires et de développement et des partenaires internationaux du Tchad.
II. Une crise qui dépasse les conflits entre agriculteurs et éleveurs

Les récentes violences intercommunautaires à l’Est du Tchad résultent d’une série de facteurs. Elles sont d’abord le résultat d’un mouvement ancien mais croissant de sédentarisation des éleveurs nomades venus du nord dans les régions sahéliennes du centre du Tchad, y compris au Ouaddaï et au Sila. Ce processus, lié en premier lieu à des facteurs climatiques, est devenu social et politique. Les tensions qu’il génère dépassent largement le cadre classique des conflits entre agriculteurs et éleveurs, fréquents dans la région. L’installation ou l’implantation de nouveaux groupes d’éleveurs suscite de profondes angoisses chez les populations dites autochtones. Celles-ci craignent d’être dépossédées de leur pouvoir politique, de leurs chefferies traditionnelles et de leur accès à la terre. De leur côté, les nomades, notamment arabes, se plaignent d’être stigmatisés et perçus comme des étrangers dans une région où ils ont historiquement joué un rôle majeur.

Ces conflits prennent de l’ampleur car ils se doublent aujourd’hui d’une crise de confiance entre les populations et les autorités, accusées de prendre parti et d’être corrompues. Les agriculteurs soupçonnent souvent les responsables locaux de gendarmerie, les gouverneurs, les préfets et les militaires de favoriser les éleveurs, soit parce qu’ils possèdent eux-mêmes des troupeaux, soit parce qu’ils agiraient en service commandé pour des propriétaires influents.

Les conflits qui frappent le Tchad oriental s’inscrivent également dans un contexte régional remodelé par la chute du président soudanais Omar el-Béchir. Les autorités tchadiennes ont d’abord tenté de présenter la crise actuelle à l’Est comme un simple débordement des troubles soudanais. En août 2019, Idriss Déby disait à ce propos : « ce conflit intercommunautaire est lié au désordre qui dégénère au Soudan ».
En réalité, la violence à l’Est résulte principalement de problèmes locaux et non d’une exportation des problèmes soudanais.

Mais dans cette région frontalière très lourdement affectée par la crise au Darfour et la guerre par procuration que se sont menés le Tchad et le Soudan dans les années 2000, l’évolution de la situation à Khartoum ne laisse personne indifférent.

” La crise au Darfour avait exacerbé les problèmes locaux et envenimé les relations entre les différents groupes ethniques à l’Est du Tchad. “

A l’époque, la crise au Darfour avait exacerbé les problèmes locaux et envenimé les relations entre les différents groupes ethniques à l’Est du Tchad. En quelques années, les combats dans la région et la multiplication des attaques des milices soudanaises Janjawid, recrutant principalement parmi des communautés nomades arabes, contre des villages tchadiens, avaient provoqué le déplacement interne de plus de 170 000 civils.

Les Arabes tchadiens ainsi que les ethnies non arabes étaient aussi influencés par les échos du Darfour. L’idéologie radicale véhiculée par les Janjawid avait incité une partie des Arabes tchadiens à chasser les tribus non arabes et à revendiquer leurs terres. Les récits des atrocités que leur rapportaient les réfugiés fuyant le Darfour avaient poussé les ethnies non arabes à une forme de stigmatisation et de méfiance à l’égard des populations arabes tchadiennes dans leur ensemble.

La normalisation en 2010 des relations entre le Tchad et le Soudan a changé la donne.

Mais les ressentiments restent forts et les conflits actuels entre populations arabes et non arabes sont aussi le produit de cette histoire.
A. De la méfiance à l’hostilité

Le bilan humain des conflits intercommunautaires au Tchad oriental a été particulièrement lourd en mai et en août 2019. Les affrontements auraient fait plusieurs centaines de morts, déplacé plusieurs milliers de personnes et abouti à de très fortes tensions entre communautés arabes et non arabes.
Ces tensions ne sont pas nouvelles mais se sont distinguées en 2019 par leur effet de contagion géographique, par l’apparition d’une violence par association – certains individus ont été visés en raison de leur appartenance ethnique – et par la mobilisation importante d’armes de guerres, que les autorités ont qualifiée de « course à l’armement ». Selon de nombreux Tchadiens rencontrés à N’Djamena et Abéché dont, des membres d’organisations des droits humains qui ont travaillé sur la genèse de ces conflits, les violences de 2019 constituent le paroxysme d’une série d’affrontements qui ont fait l’objet de plusieurs trêves et accords de paix précaires depuis fin 2016.

Depuis plusieurs années, l’Est est le théâtre de violences ponctuelles et localisées. Ainsi, de simples piétinements d’animaux dans les champs, comme dans le village de Tiré en décembre 2016, ou encore dans la sous-préfecture de Chokoyan en décembre 2017, ont dégénéré en conflits mobilisant parfois des soutiens venus de grandes villes comme Abéché et faisant plusieurs dizaines de morts. En octobre 2018, un nouveau conflit intercommunautaire sanglant oppose des Arabes du canton Zakhawa (ne pas confondre avec les Zaghawa) et des Ouaddaïens à Guerri dans le département du Ouara, transformant un sentiment de méfiance réciproque en une hostilité ouverte et généralisée.

Mai 2019 constitue un point de bascule. Le 14 mai, un feu de brousse d’origine inconnue se déclare dans la montagne Khichem, dans la sous-préfecture de Marfa. Les communautés arabes et non arabes se soupçonnent mutuellement d’en être l’auteur et une série d’actes d’intimidation, de tirs et de vols d’animaux sont rapidement commis. Chaque groupe est sur la défensive. Les populations des ferricks (villages arabes) se sentent en insécurité et cherchent des soutiens qui convergent vers la zone de conflit. Le soir du 16 mai 2019 et le 17 au matin, plusieurs attaques sont menées sur des villages ouaddaïens de Dressa et d’Agane, où six personnes sont tuées à la sortie de la mosquée.

Ceci marque le début d’un engrenage communautaire de la violence.

Trois mois plus tard, en août 2019, la découverte du corps d’un jeune éleveur arabe dans un village de la sous-préfecture de Wadi Hamra entraine une nouvelle flambée de violence entre sa communauté et des populations dites ouaddaïennes.
Au même moment, d’autres problèmes spécifiques au Sila contribuent à la hausse des violences à l’Est. Ainsi, un conflit latent entre communautés Dajo et Mouro dans les environs du marché de Kerfi dégénère en août et fait plusieurs dizaines de morts. D’origine très lointaine, ce conflit qui oppose deux cantons pour le contrôle de certaines villes et marchés stratégiques n’a jamais été réglé. Apparemment indépendant des autres foyers de tensions du Ouaddaï et du Sila, il pourrait cependant les alimenter si de nouvelles alliances devaient se tisser entre plusieurs groupes en conflits à l’Est, comme ce fut le cas il y a une dizaine d’années avec certains groupes Janjawid.

” Ces conflits ont depuis 2019 touché des communautés entières et mobilisé bien au-delà des villages et régions directement concernés. “

Au départ localisés et impliquant peu de protagonistes, ces conflits ont depuis 2019 touché des communautés entières et mobilisé bien au-delà des villages et régions directement concernés. Ainsi, à N’Djamena, à plusieurs centaines de kilomètres de l’épicentre des violences, certains cadres originaires de ces régions disent être animés par un sentiment de vengeance et vouloir défendre leurs frères.
Par ailleurs, des groupes arabes venus du Soudan auraient franchi la frontière en mai 2019 pour intervenir dans les conflits locaux en faveur des communautés arabes. Il est néanmoins difficile de déterminer s’il s’agissait simplement de banditisme ou si cela constituait l’ébauche d’une solidarité transfrontalière plus organisée. Plusieurs chefs de ferricks ont reconnu la présence de ces groupes mais ont juré sur le Coran ne pas les connaitre.

En 2019, une faible milicianisation du conflit a été observée. L’organisation de certaines attaques montre un degré de planification ; un système de cotisations aurait été élaboré pour l’achat d’armes et des combattants d’anciennes rébellions ouaddaïennes auraient participé au recrutement et à la formation de jeunes hommes au maniement d’armes à feu.

Le degré d’organisation de ces groupes doit néanmoins être relativisé. Aucune création de milice ou de mouvement armé à proprement parler n’a été revendiquée, comme ce fut si souvent le cas par le passé.

En revanche, les réseaux sociaux font leur œuvre et sur plusieurs groupes WhatsApp que Crisis Group a pu consulter, chaque camp appelle à la mobilisation ou diffuse des rumeurs infondées d’attaques ou de meurtres.
La suspension des réseaux sociaux de mars 2018 à juillet 2019 – l’une des plus longues jamais observées dans le monde – n’a rien changé aux dynamiques conflictuelles à l’Est du fait de l’utilisation de réseaux privés virtuels (VPN).

En même temps qu’ils se communautarisent, ces conflits se politisent. Selon des sources crédibles, des acteurs de premier plan, proches du président, auraient ainsi tenté de faire pression sur les autorités provinciales, qui se retrouvent prisonnières d’injonctions contradictoires. Bichara Issa Djadallah, cadre arabe, chef d’état-major particulier du président, ancien ministre de la Défense et ex-gouverneur du Ouaddaï, aurait mis en garde son successeur dans la région, Adoum Forteye, contre un désarmement des Arabes.
Mais le Ouaddaïen Ahmat Bachir, plusieurs fois ministre, notamment de la Sécurité publique, aurait quant à lui reproché ouvertement au gouverneur de désarmer les agriculteurs et de ne pas toucher aux éleveurs.

La gestion de la situation à l’Est divise au plus haut niveau de l’Etat, y compris dans l’entourage du président.
B. Les causes profondes du conflit

  1. Une mobilité pastorale qui redessine les équilibres démographiques

Les périodes de grande sécheresse des années 1980 ont conduit à une profonde recomposition démographique du grand Est, accompagnée d’une pression accrue sur les ressources naturelles. Des habitants de Biltine, au Wadi Fira, ont migré vers le sud pour s’installer dans le département du Ouara (région du Ouaddaï) mais surtout dans la région du Sila, où les terres sont plus fertiles.
Les éleveurs transhumants ont également accéléré leur descente vers le sud et beaucoup se sont même sédentarisés au Ouaddaï ou au Sila en diversifiant leurs activités. Ces régions se sont progressivement transformées. Le Nord du Ouaddaï est devenu une grande zone de pâturage pour les troupeaux des éleveurs zaghawa, arabes et goranes originaires du Nord. La population du Sila, quant à elle, a selon certaines études été multipliée par quatre entre 1964 et 1993 et continuerait à croître avec des « villages [qui] poussent d’année en année ».

” Dans ces régions où la mobilité est forte, la cohabitation entre populations autochtones et populations récemment installées a souvent été difficile. “

Dans ces régions où la mobilité est forte, la cohabitation entre populations autochtones et populations récemment installées a souvent été difficile. Dans les années 1990, de très violents affrontements ont opposé Tama et Zaghawa à Biltine. Après l’arrivée d’Idriss Déby au pouvoir, des Zaghawa ont commencé à se comporter en groupe dominant au sud de Biltine, où ils étaient pourtant minoritaires, et à se livrer à une série d’actes violents et humiliants à l’égard des Tama, mais aussi des Gorane et des Massalit.

Dans le Sila, l’arrivée de commerçants ouaddaïens, en particulier ceux des groupes ethniques Mimi et Maba, a également nourri des jalousies sociales au sein des populations et des notables de l’ethnie Dajo, alors majoritaire. Dans cette même région, l’arrivée d’éleveurs arabes et l’augmentation des cheptels a abouti à une multiplication des conflits et transformé les points d’eau en citadelles à défendre. Jusqu’ici, ces conflits étaient cependant souvent circonscrits grâce à la médiation des chefs traditionnels et à des solidarités anciennes.

Mais l’accroissement des cheptels, l’extension des cultures et la sédentarisation progressive des éleveurs ont fragilisé ces mécanismes locaux de résolution des conflits. Ces derniers mois, des digues ont sauté et ces conflits se sont cristallisés autour d’une ligne de fracture entre populations arabes et non arabes, faisant écho aux épisodes de violences survenus dans les années 2000 à la suite de la crise au Darfour.

  1. La montée des angoisses identitaires

Les communautés majoritaires au Ouaddaï, dont les Maba, à la tête du sultanat, craignent que l’installation de ces nouveaux groupes d’éleveurs, essentiellement arabes, modifient les équilibres démographiques et la distribution des terres et surtout les privent de leur pouvoir local. Ils reprochent par exemple aux transhumants de ne pas respecter les traditions consistant à prendre contact en amont de leur arrivée avec les autorités traditionnelles locales et aux groupes qui se sédentarisent de chercher à obtenir des chefferies traditionnelles autonomes et d’utiliser des points d’eau sans permission.

Beaucoup d’habitants de la région voient dans le mouvement de sédentarisation de nouvelles populations arabes au Ouaddaï et au Sila la main invisible d’une élite arabe qui aspire à jouer un rôle important au Tchad, comme c’est déjà le cas au Soudan. Cette élite chercherait selon eux à fixer des populations pour se constituer une base sociale et politique.
« Lorsque les populations ont un mode de vie nomade, elles ne pèsent pas politiquement. Elles ne vont pas voter, n’ont pas de chefferies traditionnelles implantées et stables, ne sont pas en mesure de revendiquer une terre et finalement passent complètement à côté de la politique », confie un ancien ministre et membre de l’opposition.

Les citoyens, chefs traditionnels et associations arabes interrogés font entendre un tout autre son de cloche. Selon les membres d’une ONG créée en 1999 et qui promeut la sédentarisation des nomades, celle-ci répond avant tout au besoin des populations nomades d’accéder aux services sociaux et de scolariser leurs enfants, y compris dans des écoles coraniques : « nous menons des actions de sensibilisation et avons construit une école coranique au sud d’Abéché, communément appelée Mabrouka. Cela a aidé les éleveurs nomades, en majorité arabes, à se sédentariser ».
Des membres arabes de la société civile d’Abéché accusent les Ouaddaïens de vouloir les écarter des affaires publiques et de les exclure des structures collectives comme les partis politiques : « Quand ils veulent mettre en place un bureau politique, ils désignent uniquement les leurs et ne présentent que des candidats dits ouaddaïens aux postes électifs ».

” Ces conflits intercommunautaires s’accompagnent de préjugés. “

Ces conflits intercommunautaires s’accompagnent de préjugés. Les Arabes sont souvent accusés de racisme et l’idée d’un « plan arabe » consistant à asseoir leur hégémonie au Ouaddaï revient sans cesse dans les entretiens de Crisis Group à l’Est du Tchad mais aussi à N’Djamena.
La doctrine pro-arabe jadis affichée par l’ancien dirigeant libyen Mouammar Kadhafi et ses alliances avec des groupes nomades arabes tchadiens comme le Conseil démocratique révolutionnaire (CDR) dans les années 1980, ou plus tard le discours suprématiste arabe des Janjawid, ont ancré l’idée que les Arabes voulaient asseoir leur domination avec des appuis extérieurs. « Les Arabes sont déterminés à faire à l’Est du Tchad, surtout au Ouaddaï, ce qu’ils ont fait au Darfour : s’accaparer les terres et nettoyer le Ouaddaï », estime un acteur humanitaire. L’ascension fulgurante du chef Janjawid Mohamed Hamdan Dagalo dit Hemedti, qui après avoir travaillé au service du président soudanais, a contribué à sa chute et occupe aujourd’hui une place centrale sur l’échiquier politique et sécuritaire au Soudan, a renforcé ces craintes collectives.

Ces problématiques sont d’autant plus inquiétantes qu’elles s’invitent également dans le débat public national, où l’idée que le pouvoir répond à des logiques communautaires et ethniques est tenace. Un intime du président confie à Crisis Group : « Le pouvoir est comme les saisons. Les sudistes ont eu accès au pouvoir, les Goranes et les Zaghawa également, les Arabes qui sont les plus nombreux attendent leur tour ».

Les dirigeants tchadiens ont souvent brandi une « menace arabe » par le passé. A son arrivée au pouvoir en 1982, l’ancien président Hissène Habré, en conflit avec Tripoli, a eu recours à un discours anti-arabe, présentant les Arabes tchadiens comme des supplétifs de la Libye. Victimes de persécutions politiques, beaucoup de jeunes Arabes sont alors partis en Libye, mais aussi au Darfour. Parmi eux, des Mahariya Awlad Mansur emmenés par Juma Dogola sont allés à Nyala au Sud Darfour.
Ce dernier, oncle d’Hemedti, est devenu comme lui un chef Janjawid.

L’arrivée d’Idriss Déby à la tête de l’Etat a rebattu les cartes. Le nouveau président a rapidement tenu à associer certains cadres arabes à l’exercice du pouvoir, en nommant plusieurs membres arabes du Parti pour les libertés et le développement (PLD) au gouvernement. Des initiatives qui lui ont valu des fidélités durables. Ainsi, au moment de la candidature à la présidence de la République en 2001 du fondateur du PLD, Ibni Oumar Mahamat Saleh (disparu depuis), qui mettait fin à l’alliance politique entre le PLD et le Mouvement patriotique du Salut (MPS) de Déby, les cadres arabes ont décidé de se départir de la ligne du parti et de rester au gouvernement.
La crise au Darfour a certes refroidi ces relations, le pouvoir accusant hâtivement les Arabes à l’Est du Tchad d’être les supplétifs du Soudan, mais depuis, « de l’eau a passé sous les ponts ».

Aujourd’hui, Déby continue de ménager cette élite arabe. Il a ainsi fait nommer plusieurs dirigeants arabes à des postes importants : l’ancien ministre des Affaires étrangères, Mahamat Saleh Annadif a pris la tête de la Mission des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) ; Bichara Issa Djadallah, cousin d’Hemedti, est devenu ministre de la Défense puis son chef d’état-major particulier ; Acheick Ibn Omar, ancien ministre des Affaires étrangères, est son conseiller diplomatique ; et Rakhis Manany, ancien ministre des Postes et des Communications, est aujourd’hui à la tête d’une société tchadienne d’assurance.

” Ce climat de suspicion à l’égard des Arabes est palpable à N’Djamena et plus encore à l’Est. “

La présence de cadres arabes dans le premier cercle de Déby, leur poids significatif dans une armée souvent résumée à l’acronyme GAZ (Goranes, Arabes, Zaghawa) et les soutiens dont ils bénéficient dans la région font dire à des proches du président et à des figures de l’opposition qu’ils pourraient vouloir se positionner pour « l’après Déby ».

Ce climat de suspicion à l’égard des Arabes est palpable à N’Djamena et plus encore à l’Est. Ces inquiétudes doivent être prises au sérieux car elles portent en elles les germes de violences futures.
III. Dynamiques régionales : quels sont les risques ?

Depuis la chute d’Omar el-Béchir au Soudan, N’Djamena observe son voisin avec anxiété. A l’instar de l’ancien président soudanais, les dirigeants tchadiens sont confrontés à l’usure du temps, aux dissensions internes et à un contexte économique dégradé, propice aux soulèvements populaires. La période électorale prévue en 2020 suscite jusqu’ici peu d’engouement mais pourrait être une séquence politique à risque pour le pouvoir si la société civile tchadienne décidait de s’inspirer de ses voisins soudanais.

Les évènements au Soudan génèrent aussi des incertitudes sur la viabilité du pacte de non-agression conclu entre le Soudan et le Tchad, et de l’accord passé en 2010 entre Béchir et Déby, qui a mis fin à une guerre par groupes armés interposés, permis de sécuriser la frontière entre les deux pays et apaisé les tensions à l’Est du Tchad.
Ces derniers mois, l’affaiblissement, certes relatif, de la force mixte positionnée à la frontière a sans doute facilité des afflux d’armes venus du Soudan, l’augmentation des trafics et le franchissement de la frontière par quelques groupes de soutien arabes en mai. L’opération de rapatriement de plusieurs milliers de Soudanais réfugiés au Tchad, qui devait être menée dans le cadre de l’accord tripartite entre l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), le Tchad et le Soudan, a par ailleurs été suspendue après la chute d’el-Béchir.

L’accord signé en août 2019 à Khartoum, qui pose les jalons de la transition soudanaise et prévoit des élections générales fin 2022, est une grande avancée qu’une majorité des acteurs internationaux et régionaux ont saluée et soutenue.

Mais du point de vue tchadien, il ne constitue pas encore une garantie de stabilité à moyen terme.
A. Des incertitudes sur l’avenir des relations tchado-soudanaises

Omar el-Béchir et Idriss Déby affichaient depuis plusieurs années une entente solide et sont restés étroitement en contact jusqu’à la destitution du président soudanais le 11 avril 2019. Le président Déby avait fait plusieurs visites au Soudan au cours des mois précédents et y était encore une semaine plus tôt, le 4 avril. « Contrairement à d’autres, Déby n’a jamais lâché Béchir », confie un diplomate.

Lors de sa dernière visite au Tchad en décembre 2018, el-Béchir avait logé au Palais présidentiel, un privilège assez rare pour être souligné.

Déterminé à faire vivre l’accord tchado-soudanais, Déby tente de conserver de bonnes de relations avec les nouveaux dirigeants soudanais. Des émissaires soudanais sont venus à N’Djamena à plusieurs reprises ces derniers mois et le président tchadien est allé à Khartoum en août à l’occasion de la signature de l’accord de transition. Selon un témoin sur place, il a néanmoins reçu un accueil mitigé de la part de nombreux civils soudanais présents lors de la cérémonie, alors que les médiateurs officiels de la crise soudanaise, dont le Premier ministre éthiopien et les représentants de l’Union africaine, étaient chaleureusement applaudis. Déby est d’ailleurs parti avant la fin de la cérémonie pour se rendre à Abéché.
En décembre 2019, Déby a reçu à N’Djamena le Premier ministre soudanais, Abdallah Hamdok, pour discuter notamment du renforcement de la force mixte Tchad-Soudan, affaiblie par le départ de militaires soudanais. Les autorités soudanaises auraient récemment déployé des forces supplémentaires à la frontière pour pallier ce problème, et les deux pays échangeraient des renseignements.

” Le président et une partie de la classe politique tchadienne considèrent que seuls des hommes forts peuvent garantir une forme de stabilité dans les pays voisins. “

Le président et une partie de la classe politique tchadienne considèrent que seuls des hommes forts peuvent garantir une forme de stabilité dans les pays voisins. Une vision qui l’a poussé à soutenir Khalifa Haftar en Libye mais aussi à plaider dès la chute d’el-Béchir pour qu’Hemedti fasse partie de la solution politique au Soudan.
L’ancien chef de guerre au Darfour, qui siège aujourd’hui au sein du Conseil souverain du Soudan, chargé de piloter la transition, est en effet très puissant militairement. Il dirige plusieurs dizaines de milliers d’hommes et bénéficie de financements et de soutiens politiques extérieurs, notamment émiratis. Idriss Déby l’a d’ailleurs reçu à plusieurs reprises lors de rencontres sans doute facilitées par le cousin d’Hemedti, Djadallah, son actuel chef d’état-major particulier.

N’Djamena s’est activé en coulisses sur le dossier soudanais, endossant à nouveau le rôle de médiateur que Déby a longtemps joué au Darfour, avec plus ou moins de succès. En juillet 2019, le président a organisé une rencontre entre Mini Minawi, chef d’une faction rebelle de l’Armée de libération du Soudan, Hemedti et un représentant du Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE), groupe rebelle darfouri, au Palais présidentiel.
Selon un proche de Déby, ces discussions ont permis aux groupes darfouris autrefois concurrents de trouver un terrain d’entente : Mini Minawi cherchait à exister dans la nouvelle donne politique soudanaise et Hemedti avait besoin de parler au nom d’une région (le Darfour) pour accroitre son poids politique. Début novembre, Déby aurait par ailleurs invité un dirigeant du MJE, Djibril Ibrahim, à se rendre à N’Djamena pour échanger leur points de vue sur le processus de paix au Soudan. Lors de la rencontre entre Déby et Hamdok en décembre, ce dernier a salué les efforts du Tchad pour faciliter le processus politique soudanais.

En dépit des contacts répétés du président tchadien avec Hemedti, l’ascension fulgurante du chef Janjawid suscite aussi des craintes très vives à l’Est du Tchad et plus largement dans la classe politique tchadienne. Des proches du président et des députés mettent en garde contre son caractère imprévisible : « s’il devait pour une raison ou une autre être écarté des responsabilités à Khartoum et revenir au Darfour, il pourrait nouer d’autres alliances, y compris avec des rebelles tchadiens, et menacer le Tchad ».

B. Crainte d’un Darfour incontrôlable
” La stabilisation du Darfour semble difficile à réaliser à court ou moyen terme. “

La stabilisation du Darfour, présentée comme un des chantiers importants de la transition politique au Soudan, semble difficile à réaliser à court ou moyen terme. Si l’intensité des conflits y a fortement baissé depuis la fin de la guerre qui a frappé la région dans les années 2000, les stigmates demeurent : une large population déplacée, des conflits intercommunautaires latents et des pics d’instabilité que la mission hybride des Nations unies et de l’Union africaine (Unamid) peine à contenir.

En octobre 2019 s’est ouverte une nouvelle étape des pourparlers de paix entre le Conseil souverain du Soudan et les rebelles des régions du Darfour, du Kordofan du Sud et du Nil Bleu, qui se déroulent à Juba et visent à conclure des accords de paix début 2020. Mais les obstacles sont nombreux. Le groupe rebelle le plus actif actuellement au Darfour, l’Armée de libération du Soudan d’Abdul-Wahid al-Nur, refuse jusqu’ici de prendre part à ces pourparlers, malgré une rencontre entre al-Nur et le Premier ministre soudanais Abdallah Hamdock à Paris en septembre 2019.

En outre, le choix du Conseil souverain du Soudan de nommer Hemedti pour superviser ces négociations pourrait compliquer la recherche d’une solution durable. Les groupes armés autour de la table, comme la population, critiquent en effet son passé de chef de milices progouvernementales Janjawid sous el-Béchir.

Enfin, le devenir des « Rapid Support Forces » demeure une source d’inquiétudes au Soudan comme au Tchad.
Devenues de véritables milices transnationales pouvant être à la fois déployées au Yémen, en Libye et dans les rues de Khartoum, les « Rapid Support Forces » conservent une base solide au Darfour. En effet, les hommes d’Hemedti contrôlent en grande partie cette région et en tirent l’essentiel de leurs ressources. Vu du Tchad, cette présence est inquiétante : « ils peuvent couper la laisse avec leur leader et agir de manière autonome », s’alarme un homme politique à N’Djamena.

Les autorités tchadiennes craignent qu’à l’avenir, des miliciens tchadiens ayant rejoint les rangs des « Rapid Support Forces » ces dernières années se mobilisent et renforcent des conflits intercommunautaires à l’Est.
Au cours des quinze dernières années, beaucoup de chameliers et de jeunes hommes arabes sont partis du Tchad vers le Soudan en quête de meilleures perspectives. Le gouvernement soudanais a largement encouragé leur installation en leur attribuant des terres et en mettant sur pied des comités d’accueil pour les nouveaux arrivants. Certains ont continué à pratiquer l’élevage ou l’agriculture et d’autres, par appât du gain, ont rejoint les milices Janjawid. On compte ainsi beaucoup de Tchadiens au sein des forces irrégulières soudanaises, y compris au rang de général. Si les conflits de grande envergure devaient reprendre à l’Est du Tchad entre les Ouaddaïens et les Arabes, les solidarités transfrontalières seraient sans nul doute mobilisées : « nos frères d’armes nous soutiendraient, ils ne pourraient pas rester les bras croisés », confie un chef traditionnel arabe.

IV. Réponse des autorités tchadiennes aux conflits à l’Est

Les autorités tchadiennes s’inquiètent des violences à l’Est du pays, comme l’illustrent les très nombreux déplacements du chef de l’Etat et de ministres à Abéché et dans le Sila ces deux dernières années. Le gouvernement redoute que ces violences fassent tâche d’huile et contaminent d’autres régions et grandes villes du pays. Il craint surtout que la situation lui échappe et que se nouent à l’Est des alliances entre mécontents de tous bords, dont les membres de la communauté du président.

Face à la crise à l’Est, la réponse des autorités tchadiennes a évolué au cours de l’année 2019. Elles ont d’abord cherché à mettre la pression sur les autorités traditionnelles et à réorganiser l’administration locale. Parallèlement, les députés de la région, notamment, ont mené des missions de médiation et de sensibilisation dans le cadre d’une première mission du Haut conseil des collectivités autonomes et des chefferies traditionnelles (HCACT), et des représentants arabes et ouaddaïens ont signé des accords de paix.

Mais en l’absence de suivi, ils n’ont pas permis d’éviter une nouvelle escalade.
” Le regain de violences en août marque un tournant et pousse les autorités à adopter une stratégie de reprise en main militaire de l’Est. “

Le regain de violences en août marque un tournant et pousse les autorités à adopter une stratégie de reprise en main militaire de l’Est. De retour de Khartoum, le président convoque mi-août un Conseil des ministres extraordinaire et décrète l’état d’urgence au Ouaddaï, au Sila et au Tibesti.
Le dispositif militaire à l’Est est alors largement renforcé avec le déploiement de nouveaux contingents. Les autorités intensifient l’opération de désarmement déjà en cours, et multiplient les arrestations. Elles durcissent aussi le ton. Le président déclare à Abéché en août : « Après trois tirs de sommation, si l’individu n’obtempère pas, il faut le tuer » ; lors d’une visite à Goz Beïda quelques jours plus tard, il aurait ajouté : « S’il y a encore des conflits entre Arabes et Ouaddaïens […] vous en tuez dix de chaque côté afin de sauver la majorité ». Face à ce que certains opposants et membres de la société civile ont qualifié de « permis de tuer », la présidence a tenu à rectifier le tir en nuançant les propos du chef de l’Etat dans un communiqué.

Le durcissement de la réponse de l’Etat à l’Est semble avoir permis une décompression sécuritaire et une baisse importante des affrontements intercommunautaires, mais risque de nourrir le ressentiment contre l’Etat. Elle s’accompagne en effet de contraintes et d’abus qui pèsent lourdement sur les populations. L’état d’urgence, en place au minimum jusqu’à janvier, et la militarisation de la région compromettent par ailleurs l’organisation des élections législatives, qui doivent se tenir en 2020, et la campagne électorale. Dans un tel contexte, le mécontentement à l’Est pourrait prendre un tour plus politique.
A. Etat d’urgence : une baisse des affrontements mais un mécontentement perceptible

L’état d’urgence instauré le 20 août et prorogé pour quatre mois par l’Assemblée nationale le 10 septembre concerne les régions du Ouaddaï et du Sila, dans la partie orientale du pays, mais aussi le Tibesti dans le septentrion tchadien. Comme souvent au Tchad, il s’accompagne d’un canevas de mesures allant de la multiplication des contrôles en tout genre à l’instauration d’un couvre-feu, en passant par des interdictions de rassemblement et de mouvement. Les forces de l’ordre filtrent les entrées dans les grandes villes comme Abéché et ont fermé certains axes ; les autorités ont interdit les déplacements en moto sauf en ville, et prohibé les rassemblements importants.

Sur le court terme, la stratégie d’endiguement des violences intercommunautaires semble porter ses fruits. De l’avis de beaucoup d’habitants d’Abéché, de Farchana et de Tiré, l’état d’urgence, les contrôles fréquents de l’armée et l’opération de désarmement en cours ont permis une désescalade des conflits intercommunautaires et une baisse sensible de la criminalité en septembre, octobre et novembre.

Une partie de la population locale approuve donc ces mesures.

L’Est du Tchad reste pourtant une poudrière. Les fractures apparues avec force entre communautés en 2019 n’ont pas disparu, faisant craindre de nouveaux épisodes de violence. Par ailleurs, beaucoup d’habitants subissent le contrecoup de l’état d’urgence et de son application brutale. A Goz Beïda ou Abéché, la population accuse les militaires tchadiens d’exactions. « Ils viennent dans les maisons, prennent les motos, font sortir les gens de chez eux avant de les aligner par terre, commettent des actes de violence et d’intimidation », rapporte un acteur humanitaire.
Plusieurs associations de défense des droits humains dénoncent « des arrestations arbitraires, des violences et même des vols et rackets » commis par des militaires. Les autorités, par la voix du ministre de la Défense et de la Sécurité publique, ont démenti ces accusations.

Les mesures liées à l’état d’urgence affectent aussi le commerce au Ouaddaï et au Sila. Les grands commerçants d’Abéché se plaignent de l’augmentation des tracasseries et des contrôles de l’armée.
Les militaires demandent à ce que les produits importés mis à la vente dans les magasins soient dédouanés immédiatement. C’est en particulier le cas du sucre, qui fait effectivement l’objet d’un trafic plus important depuis quelques mois. Par ailleurs, la fermeture des frontières soudanaise et libyenne (néanmoins poreuses) fait obstacle à l’approvisionnement. Pour manifester leur mécontentement, les commerçants d’Abéché ont entamé des grèves en septembre, fermant les boutiques pendant trois jours. Dans la foulée, des commerçants de Goz Beïda, d’Oum Hadjer et d’Adré leur auraient emboité le pas. Les commerçants ont plaidé leur cause auprès du gouverneur, lui demandant d’assouplir certaines mesures de l’état d’urgence, sans succès. Le gouvernement a tout de même précisé en septembre que des couloirs sont ouverts pour permettre aux produits de première nécessité d’être acheminés du Soudan et de la Libye.

” L’état d’urgence pourrait aussi avoir des conséquences humanitaires, dans un pays où le taux de malnutrition est l’un des plus élevés au monde. “

L’état d’urgence pourrait aussi avoir des conséquences humanitaires, dans un pays où le taux de malnutrition est l’un des plus élevés au monde.
L’Est du pays n’échappe pas à cette réalité. Au Dar Sila, zone agricole relativement fertile qui avait vocation à devenir le grenier de l’Est, la situation nutritionnelle se dégrade de façon constante depuis plusieurs années et l’insécurité alimentaire touche des dizaines de milliers de personnes. L’état d’urgence ajoute aux difficultés de ces régions en compliquant l’accès aux services et aux marchés hebdomadaires, mais aussi à l’aide humanitaire. L’interdiction de circuler faite aux motos empêche en effet certaines populations de se déplacer et freine les activités des ONG.

Beaucoup d’habitants du Ouaddaï et du Sila craignent de voir les jeunes se tourner à nouveau vers la rébellion si cette situation perdure.

B. Risques et limites des opérations de désarmement

De nombreuses opérations de désarmement ont été organisées au cours des dix dernières années à l’Est du Tchad. Les autorités ont régulièrement créé, réactivé et/ou renforcé des commissions de désarmement. La nouvelle commission mixte (police, gendarmerie, armée) créée il y a plusieurs mois s’inscrit dans cette continuité et vise à freiner la course à l’armement, corolaire des conflits intercommunautaires en cours.

Les opérations de désarmement se déroulent en deux temps. En premier lieu, les chefs traditionnels sillonnent leurs territoires pour demander aux communautés de remettre leurs armes volontairement. Les imams contribuent à cette opération, en encourageant les fidèles en ce sens dans leurs prêches. Dans un deuxième temps, l’armée prend le relais et passe au désarmement forcé de ceux qui ont conservé leurs armes.

En juillet 2019, la commission de désarmement disait avoir collecté 297 armes de tous calibres dans l’Est du pays, y compris en saisissant des camions transportant des armes.
Présentés comme un succès, ces résultats semblaient pourtant modestes au regard du nombre d’armes en circulation. Depuis, le déploiement de contingents additionnels a intensifié ces opérations de collectes. Début octobre, les autorités déclaraient avoir collecté 4 000 armes. Le même mois, lors d’une conférence des gouverneurs à Abéché, le président Déby s’est réjoui du progrès des opérations de désarmement et a affiché une ambition renouvelée : « le désarmement des civils ne doit être limité ni dans le temps, ni dans l’espace et doit être généralisé à l’ensemble du territoire ». En décembre, les autorités disaient avoir récupéré 11 000 armes.

La plupart des acteurs à l’Est comprennent la nécessité du désarmement et beaucoup ont d’ailleurs remis leurs armes volontairement. Les opérations de l’armée ont néanmoins donné lieu à de nombreuses dérives. La société civile dénonce des traitements abusifs et dégradants, des fouilles brutales et des arrestations arbitraires.
Ces opérations comportent aussi des limites et présentent des risques. La région est très militarisée et l’importation d’armes depuis le Soudan a rendu les campagnes initiales de collecte à l’Est du Tchad moins efficaces. Par ailleurs, les habitants, qui font très peu confiance aux autorités administratives et militaires, craignent un désarmement sélectif qui toucherait essentiellement les populations sédentaires d’agriculteurs. Il faut toutefois noter que des collectes d’armes ont eu lieu dans plusieurs villages arabes, appelés ferricks. Enfin, un grand flou entoure le devenir des armes – les modalités de stockage et de destruction. Selon plusieurs sources, dont des responsables publics, quelques armes auraient été revendues après avoir été collectées.

V. Réduire les facteurs d’instabilité au Tchad oriental
” La crise a fait resurgir de profondes fractures dans l’Est du Tchad, où les tensions restent palpables. “

La crise a fait resurgir de profondes fractures dans l’Est du Tchad, où les tensions restent palpables en dépit d’une relative accalmie depuis septembre 2019. Légitimement préoccupées, les autorités apportent jusqu’ici des réponses essentiellement sécuritaires et de court terme, sans s’attaquer aux problèmes de gouvernance qui nourrissent aussi ces violences.

Des solutions politiques aux problèmes de la région sont pourtant possibles. Les autorités pourraient renouer un lien de confiance avec la population et améliorer les relations entre les communautés en conflit en desserrant l’étau lié à l’état d’urgence, en ouvrant une large réflexion autour des mobilités pastorales, et en sanctionnant les dérives des militaires et fonctionnaires qui interviennent dans les conflits entre agriculteurs et éleveurs. Par ailleurs, beaucoup d’acteurs de bonne volonté, y compris parmi les chefs traditionnels, les hommes politiques et la société civile cherchent à s’investir dans des activités de médiation et de sensibilisation. L’Etat devrait, avec le soutien des partenaires internationaux, soutenir les initiatives de dialogue et de concertation existantes et le projet d’une conférence inclusive pour la paix à l’Est.
A. Adopter une approche globale sur les mobilités pastorales et recréer de la confiance

Le mouvement des éleveurs vers le sud, qu’il se manifeste par une transhumance plus précoce et méridionale ou par une sédentarisation croissante, génère des tensions et des angoisses identitaires fortes à l’Est et dans d’autres zones du pays. Compte tenu des facteurs climatiques, des nouvelles aspirations des jeunes générations d’éleveurs, et des dynamiques politiques et sociales à l’œuvre localement, ce mouvement est sans doute inexorable. « De plus en plus de nomades vont s’installer, nous devrons vivre ensemble, il faut trouver un moyen de nous entendre », observe un député de la région.

Lors de la conférence des gouverneurs, en octobre à Abéché, le président Déby a souligné la nécessité de délimiter de nouveaux couloirs de transhumance et de stationnement du bétail pour s’adapter à cette nouvelle géographie des mobilités pastorales.
Plusieurs acteurs internationaux du développement travaillent d’ailleurs à de tels projets, parfois depuis longtemps. Pour favoriser l’entente entre nouveaux arrivants et populations dites autochtones, Déby a aussi appelé les ministres à « mettre en place une commission nationale et des comités locaux en collaboration avec le Haut conseil des collectivités autonomes et des chefferies traditionnelles, afin de fixer les conditions territoriales d’une bonne cohabitation entre les éleveurs et les agriculteurs ».

Si la reconnaissance de la dimension locale des conflits est utile, une réflexion plus large sur la refonte des politiques foncières et des modalités d’attribution des terres, et sur l’édiction de règles claires et concertées pour l’installation de nouvelles populations est nécessaire.

Par ailleurs, beaucoup d’élites administratives et militaires ont investi dans des troupeaux et ont donc un intérêt personnel à prendre parti en faveur des éleveurs dans les conflits qui les opposent aux agriculteurs. Ce phénomène des « néo-éleveurs » a largement modifié le rapport entre les autorités administratives et militaires déployées (essentiellement goranes, zaghawa et arabes) et les divers groupes en conflit, et contribué à l’émergence de nouvelles tensions politiques et sociales. Le sentiment d’injustice est très marqué parmi les populations dites sédentaires du Tchad oriental, qui estiment que les autorités sont partiales et leur veulent du mal. Pour renouer une relation plus saine avec les populations du Ouaddaï, l’Etat devra aussi remplacer, sanctionner ou traduire rapidement en justice les autorités qui interviennent abusivement dans la résolution des conflits entre agriculteurs et éleveurs. Par ailleurs, pour prévenir de tels conflits d’intérêt, les autorités devraient éviter de nommer des représentants de l’Etat dans des zones où ils possèdent leur propre bétail.
B. Favoriser un cadre de concertation inclusif et inscrire les médiations dans la durée

Les autorités traditionnelles, qui servent habituellement de stabilisateurs, sont dépassées par le conflit. Elles sont prises en étau entre les critiques de leurs propres communautés, qui leur reprochent d’attribuer des terres aux nouveaux arrivants, et les pressions des gouvernants. Les autorités administratives et militaires les disent en effet incapables d’apaiser les tensions et ont tendance à leur faire porter la responsabilité des problèmes. Ainsi, en juin et juillet, plusieurs chefs de cantons ont été suspendus momentanément et le sultan du Ouaddaï a été révoqué et remplacé par un fidèle du président. Cette révocation a ouvert une crise de succession à l’Est et une partie de la population conteste déjà la légitimité du nouveau sultan, Cherif Abdelhadi Mahadi.

Comme, dans un tel contexte, les mécanismes classiques de résolution des conflits deviennent inopérants, de nombreux acteurs ont tenté d’organiser des médiations à Abéché et dans ses environs. En mai, une mission du Haut conseil des collectivités autonomes et des chefferies traditionnelles, composée notamment de parlementaires, a permis la signature d’accords de paix entre les communautés impliquées dans les violences les plus récentes, et donné lieu à un rapport remis au Parlement. Malheureusement, en l’absence de suivi, ces accords sont rapidement devenus caducs. Comme souvent, le contenu de ces accords importe moins que la capacité à les faire vivre. Plusieurs chefs de canton, des autorités religieuses, notamment la branche locale du Conseil supérieur aux affaires islamiques, et des notables ont également porté des initiatives locales de médiation ; à Goz Beïda, par exemple, une commission de médiation a été mise sur pied.

Les multiples tentatives de médiation présentent pourtant un défaut : elles sont souvent ponctuelles et insuffisamment inclusives, mettant de côté une partie des acteurs de la région, comme par exemple les commerçants. Pour pallier ces insuffisances, l’ancien médiateur de la République, Ahmat Yacoub Dabio, aujourd’hui à la tête du Centre d’études pour le développement et la prévention de l’extrémisme, a suggéré un cadre de concertation plus large et proposé d’organiser une conférence pour la paix à Abéché fin 2019.
L’Etat devrait appuyer l’idée d’une conférence regroupant un grand nombre d’acteurs de l’Est tchadien, ou originaires de cette région, comme les autorités traditionnelles, les commerçants, les députés, les acteurs économiques et religieux. Les participants devraient débattre des relations agriculteurs/éleveurs, de l’accès à la terre, de la diya, du rôle des chefferies traditionnelles ou encore de la circulation des armes, et formuler une série de recommandations.

” Pour éviter les initiatives sans lendemain, cette conférence devrait aboutir à la création d’un comité permanent de médiation entre les communautés en conflit à l’Est. “

Pour éviter les initiatives sans lendemain, cette conférence devrait aboutir à la création d’un comité permanent de médiation entre les communautés en conflit à l’Est. Ses membres seraient sélectionnés par et parmi les participants à la conférence, et il devrait à court terme s’assurer de la mise en œuvre des résolutions issues de la conférence et à moyen terme devenir une structure de médiation reconnue et appuyée par les autorités. L’Etat devrait par ailleurs passer d’une logique de responsabilisation/pression sur les autorités traditionnelles à une logique d’accompagnement et de soutien.

Dans un contexte tendu, il est aussi crucial de contrer la diffusion de rumeurs infondées. Beaucoup d’acteurs contribuent d’ores et déjà à la sensibilisation des communautés. Les religieux font passer des messages d’apaisement dans leurs prêches du vendredi. Les associations de jeunes s’impliquent également. En octobre 2019, l’Association des jeunes pour le développement de la région du Ouaddaï a réuni les autorités administratives, des chefs traditionnels, des membres de la société civile et des magistrats pour les sensibiliser aux mécanismes légaux de règlement des conflits intercommunautaires.

Les radios communautaires comme La Voix du Ouaddaï et Radio Sila jouent aussi un rôle de prévention.

Les autorités devraient renforcer leur soutien aux radios communautaires pour qu’elles diffusent des informations fiables et fassent de la sensibilisation. Enfin, les autorités judicaires devraient sanctionner les messages de haine. De plus, les organisations de la société civile engagées sur ces questions et les plateformes de réseaux sociaux devraient rechercher des moyens d’identifier les appels à la violence sur les réseaux sociaux afin de lutter contre leur propagation.
C. Assouplir les règles de l’état d’urgence et sanctionner les abus des forces de l’ordre

La forte présence armée et les restrictions de la liberté de mouvement et des activités commerciales ont des répercussions sur les conditions et les modes de vie des populations du Ouaddaï et du Sila. Cette stratégie, qui vise à circonscrire les conflits, n’est pas tenable à long terme. Les autorités tchadiennes devraient assouplir les règles de l’état d’urgence en permettant par exemple aux habitants d’accéder aux marchés hebdomadaires. Les autorités devraient également passer d’une logique de harcèlement des commerçants à une logique d’accompagnement économique. Pour ce faire, elles devraient rapidement sanctionner les militaires qui commettent des abus ou des violences à leur égard.

Alors que de nombreux acteurs, y compris les chefs de cantons et de ferricks, semblent jouer le jeu du désarmement, les méthodes brutales des militaires suscitent la colère de la population, et les soupçons sur le devenir des armes récoltées nourrissent la méfiance. Le gouvernement et les autorités locales devraient s’assurer que les armes saisies sont détruites dans les meilleurs délais et éviter qu’elles puissent être revendues ou redistribuées. Elles devraient faire preuve de transparence et informer en temps réel la population des progrès réalisés.

Enfin, l’état d’urgence s’est accompagné de nombreuses arrestations, parfois arbitraires. La justice n’a encore jugé aucun de ces prévenus et beaucoup de personnes interpellées en mai et en août auraient déjà été transférées à Koro Toro, une prison située dans le désert, près de Faya Largeau, et surnommée le « Guantanamo tchadien ».

Etant données les profondes défaillances du système judiciaire tchadien, il serait illusoire d’espérer qu’une justice indépendante et efficace traite de l’ensemble de ces cas dans un avenir proche. Organiser rapidement des procès pour les cas les plus sérieux et libérer les prisonniers qui ont été arrêtés alors qu’ils ne constituaient pas une menace avérée constitueraient toutefois des avancées.
D. Anticiper une dégradation de la situation humanitaire à l’Est

Beaucoup d’incertitudes demeurent sur le risque de reprise des combats à l’Est, l’évolution à moyen terme de la situation au Darfour et l’impact humanitaire des violences récentes sur les populations. Malgré la baisse des moyens et le manque d’investissements dans la zone, maintes fois dénoncés par les ONG et certains bailleurs, les acteurs humanitaires devraient inclure dans leurs stratégies d’intervention une capacité de réaction pour l’Est au cas où la crise regagnerait en intensité.
VI. Conclusion

Les conflits qui secouent l’Est du Tchad ont poussé les différentes communautés à se replier sur elles-mêmes pour se prémunir des attaques extérieures. Au-delà de ses conséquences très lourdes pour les populations du Ouaddaï géographique, cette crise interroge également les capacités de l’Etat tchadien à intervenir autrement que militairement aux confins de son territoire. Une réponse sécuritaire était certes nécessaire pour diminuer le niveau de violence dans une région souvent décrite comme une poudrière. Mais les risques de déstabilisation de l’Est resteront importants tant que les autorités n’auront pas réglé les problèmes de fond.