Ennahdha a officiellement fait sa mue depuis 2016 en séparant la politique de la prédication religieuse, mais le parti a-t-il pour autant coupé avec ses racines et l’influence des Frères musulmans ? Pas si simple. L’épreuve du pouvoir ne peut que transformer les formations à référentiel islamique, explique la chercheuse Anne-Clémentine Larroque.
En Tunisie, le parti Ennahdha semble avoir revu sa stratégie ces dernières années, à grands renforts d’opérations de communication. Entre exercice politique, pressions et nécessité du compromis, on peut se demander où se situe aujourd’hui son curseur, et quels liens il entretient avec les partis « fréristes » de la région.
Éléments de réponse avec Anne-Clémentine Larroque, spécialiste de l’idéologie islamiste. Maîtresse de conférences à Sciences Po Paris, chercheuse associée au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (Cedej), au Caire, elle est l’auteur de L’Islamisme au pouvoir : Tunisie, Égypte, Maroc (2011-2017) (Puf, 2018).
Jeune Afrique : Dans votre ouvrage, vous analysez l’évolution de trois partis islamistes tunisien, marocain et égyptien à l’épreuve du pouvoir entre 2011 et 2017. En Tunisie, le parti Ennahdha a séparé prédication et politique en 2016. Peut-on encore parler de parti islamiste ?
Anne-Clémentine Larroque : Les cadres d’Ennahdha préfèrent ne pas présenter le parti comme tel, mais je considère qu’ils se sont appuyés sur une base islamiste et salafiste dès les élections de 2012. Le fait qu’ils doivent se positionner en 2013 contre les jihadistes armés d’Ansar al-Charia (AST) a entraîné une désertion de leurs bases salafistes. Je considère qu’ils sont en train de s’habituer à cela et à comprendre que les modalités d’action de la démocratie ne peuvent pas s’accompagner d’un dogmatisme trop fort. C’est la grosse différence avec les salafistes jihadistes, qui restent attachés à l’idée d’absolu.
Ils ont donc compris avant leurs bases que leur positionnement ne devait pas être radical. Cela correspond d’ailleurs à une évolution de la réflexion des Frères musulmans dans la région, qui font très attention à la bonne stratégie à adopter. Au niveau politique, c’est une réussite pour Ennahdha, comme en témoignent ses résultats aux municipales de 2018.
Comment s’expriment ces changements ?
Ennahdha a fait un vrai travail de fond sur la communication et le vocabulaire utilisé, complètement adapté à un langage démocratique, occidentalisé. Les valeurs mises en avant sont la liberté, la tolérance et le compromis. Ils forment des membres capables de communiquer avec d’autres partis, pour servir le pluralisme et une posture plus pragmatique et concrète, moins dans le fantasme, alors que les salafo-jihadistes se présentent comme une alternative à la révolution et incarnent en quelque sorte l’antisystème de l’antisystème.
On ne pourra pas passer d’un parti islamiste d’origine frériste à un parti laïc et dénué de toute attache au conservatisme social
On peut toutefois constater que les nahdaouis ne sont pas des libéraux forcenés ; leur positionnement reste très conservateur. On ne pourra pas passer d’un parti islamiste d’origine frériste à un parti laïc et dénué de toute attache au conservatisme social. Dans leur discours, les références à l’islam sont moins importantes qu’avant, mais existent encore. Ils sont en voie de sécularisation. C’est un processus historique, même si je pense qu’au fond, de nombreux cadres sont encore islamistes.
Pourtant, beaucoup y voient un agenda caché et s’interrogent sur les ambitions à long terme d’Ennahdha et des partis islamistes. Est-ce un véritable tournant, ou s’agit-il simplement de marketing politique ?
Les deux à la fois, car la réflexion pragmatique est porteuse de changement. La théorie de l’agenda caché est un peu grossière. L’image qu’ils veulent donner et leur adaptation aux principes démocratiques les fait nécessairement évoluer et les oblige à réfléchir à ce qu’ils sont.
Par exemple, les femmes sont mises en avant comme porte-drapeau de la modernisation du parti. Elles sont peut-être téléguidées pour certains, mais elles prennent une vraie place. Elles ont quand même un discours et ne sont pas simplement des vitrines. Le fait qu’elles existent devient une norme pour les générations à venir.
Vous expliquez que l’émergence du « fléau jihadiste » a paradoxalement permis aux islamistes de se positionner contre l’islamisme radical. En Tunisie, les partis salafistes n’ayant jamais été élus, Ennahdha n’a pas fait face à une concurrence élective de leur part. Qu’est-ce que cela change ?
Socialement, cela peut être assez périlleux. Les bases salafistes ont déserté Ennahdha, et peuvent potentiellement basculer dans un processus de radicalisation violente. Cela a été le cas en 2013 à la suite de la condamnation d’AST, quand certains jeunes ont quitté Ennahhda pour se tourner vers des groupes plus extrémistes. Le phénomène est difficile à comptabiliser, mais il est certain que le discours de radicalité plaît davantage aux jeunes qu’à l’arrière-garde qui a évolué après l’expérience de la clandestinité ou de la prison.
Que reste-il du lien d’Ennahdha avec des franges salafistes ?
Le dialogue avec les salafistes a beaucoup été reproché à Rached Ghannouchi. Ce dernier est devenu plus sobre, mais je ne suis pas sûre qu’il ne discute plus avec eux.
Les liens entre les partis à référentiel islamique et les Frères musulmans, dont ils sont issus, interrogent. Quels sont-ils réellement ?
Ils partagent un ADN idéologique. Nous assistons à un moment de transition, et le gros défi reste la manière de conserver le nouvel électorat plus large qu’ils sont en train d’acquérir, tout en gardant une matrice religieuse. On ne peut pas dire que le cordon soit totalement coupé. Il reste quelque chose de l’ordre de l’identité. Ce genre de confrérie vous touche à vie. Malgré les étapes d’autonomisation et les mues.
Dans quelle mesure ces partis s’influencent-ils encore les uns les autres ?
Le PJD marocain parle de « groupes amis ». Il prétend avoir conseillé les Tunisiens d’Ennahdha au moment où ils faisaient face à des difficultés en 2013. Cette année-là, la destitution de Mohamed Morsi en Égypte a eu des effets dans les autres pays, et Ennahdha a dû se positionner en fonction de cette réalité.
Aujourd’hui, ces partis organisent des congrès internationaux entre partis frères. Il existe des liens de coopération, mais ils ne communiquent pas sur une internationale frériste qui pourrait leur nuire et rappeler l’internationalisation d’organisations islamistes terroristes. En revanche, ils tiennent à mettre en avant leur dimension nationale et leurs choix propres. L’idée est de restaurer une politique nationale qui instaure des barrières avec l’histoire des autres pour ne pas endosser d’héritage négatif.
Aujourd’hui, ces partis organisent des congrès internationaux entre partis frères. Il existe des liens de coopération, mais ils ne communiquent pas sur une internationale frériste qui pourrait leur nuire et rappeler l’internationalisation d’organisations islamistes terroristes. En revanche, ils tiennent à mettre en avant leur dimension nationale et leurs choix propres. L’idée est de restaurer une politique nationale qui instaure des barrières avec l’histoire des autres pour ne pas endosser d’héritage négatif.
L’AKP turc a souvent été cité comme modèle par différents observateurs. Ces partis entretiennent-ils une proximité avec des formations au-delà du Maghreb ?
Il y a nécessairement plus de distance entre les partis marocain et tunisien et l’AKP qu’entre le PJD et Ennahdha, pour des raisons historiques, culturelles et géographiques. Mais la montée en puissance de l’AKP a été un modèle de réussite, car il a concilié ses origines islamistes avec la démocratie. Néanmoins, le PJD et Ennahdha ne veulent pas s’associer à ce qu’il se passe d’un point de vue plus politique et à la dérive autocratique d’Erdogan.
Jeune Afrique a consacré un article à la formation des cadres d’Ennahdha via son Académie politique, qui montre que la stratégie de la formation s’inscrit sur le long terme. Les autres partis à référentiel islamique de la région ont-ils de telles écoles de formation aussi structurées ?
À ma connaissance, il n’y aurait pas de structure équivalente. La situation du PJD et d’Ennahdha n’est pas similaire du fait des différences de statut de régime politique en Tunisie et au Maroc.
Dans votre livre, vous évoquez les questions de « timing », et concluez sur le fait que « pour l’instant », plus il y a d’islamistes élus, moins il y a de jihadistes. Un retournement de situation est-il envisageable ?
Le processus de normalisation de ces partis a bien lieu. Cela protège toute une partie non violente de leur base, qui tient quand même au respect des principes conservateurs. Mais cela s’accompagne toujours d’un contre-discours jihadiste qui se nourrit justement de tout ce que le discours moderne va concentrer, pour justifier son action.
Si les islamistes sont au pouvoir, cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y aura pas de tentation jihadiste. Surtout depuis l’affaiblissement du groupe État islamique, on constate que les déçus d’Ennahdha, qui trouvent que les islamistes ne sont pas allés assez loin, souhaitent reconstruire le mythe du califat.
Sur le plan politique, les élections à venir en Tunisie vont être très intéressantes. Nous verrons si Ennahdha dépassera le cap du discours de normalisation et prendra à nouveau des risques par rapport à ses bases plus conservatrices.