Ibrahim Yahaya Ibrahim, analyste principal pour la région du Sahel à l’International Crisis Group, plaide pour l’ouverture d’un dialogue avec certaines figures de l’islamisme armé au Mali, auquel la France s’est toujours opposée.
Ce n’est pas la première fois que l’idée est évoquée, mais il s’agit de l’étude la plus complète, à ce jour, sur cette question sensible : faut-il négocier avec les jihadistes ? Au Mali, les chercheurs de l’lnternational Crisis Group (ICG) font le pari que oui. Dans «Speaking with the « Bad Guys »: Toward Dialogue with Central Mali’s Jihadist» (en français, «Parler avec « les méchants » : vers un dialogue avec les jihadistes du Centre du Mali»), ils explorent la possibilité d’un dialogue avec la katiba Macina, groupe islamiste armé dirigé par le prédicateur peul Amadou Koufa. La France, engagée militairement au Sahel depuis 2013, a jusqu’à présent fermé la porte à cette solution. Ibrahim Yahaya Ibrahim, qui a rédigé le rapport de l’ICG, estime que Paris et Bamako, «en panne de bonnes options», devraient pourtant se donner «la peine d’essayer».
Pourquoi réfléchir à un dialogue avec les jihadistes ?
Nous sommes partis d’un constat : les opérations militaires sont dans l’impasse, le conflit au Mali continue à s’aggraver, le nombre de victimes ne cesse d’augmenter. On est en panne de bonnes options. Mais l’idée du dialogue ne vient pas de nous, elle a été formulée par des acteurs maliens lors de la Conférence d’entente nationale qui s’est tenue en 2017. Depuis lors, ce débat n’a jamais quitté la scène malienne.
Pourquoi avoir choisi spécifiquement la katiba Macina pour étudier les possibilités d’une négociation ?
Premièrement, c’est un groupe dirigé par des leaders originaires de la région où ils opèrent, le centre du Mali, qui utilise des griefs locaux pour mobiliser ou recruter les gens. Contrairement aux autres organisations jihadistes au Mali, comme l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS) qui est dirigé par des Sahraouis, ou Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi) par des Algériens. Deuxièmement, ces dernières années, l’insurrection jihadiste est focalisée sur cette région du Centre, et ses effets y sont terribles. Le Nord est de moins en moins sujet aux attaques, même si les groupes islamistes armés sont toujours là et continuent d’y commettre des attentats. Troisièmement, la crise du Centre alimente d’autres types de violences, communautaires notamment, de plus en plus inquiétantes.
L’organisation est-elle suffisamment centralisée pour que la négociation soit efficace ?
La katiba Macina est organisée autour d’un noyau dur de combattants qui ont reçu une formation militaire et se cachent dans la brousse. Il est réparti en plusieurs cellules, appelées markaz, éparpillées un peu partout dans le centre du Mali. Celles qui sont situées à l’intérieur du delta du Niger ont une organisation très cohésive : elles sont représentées dans le Majlis al-Choura («conseil consultatif») dirigé par Amadou Koufa. Il serait difficile, à mon avis de négocier avec les chefs de markaz en court-circuitant Koufa. La chaîne de commandement est très forte. Mais la bonne nouvelle, c’est que si on décide de parler avec Koufa, sa voix, qui fait autorité, s’appliquera sur le terrain. Tout le monde s’y conformera.
Quels sont les obstacles à ce dialogue ?
Il y a des résistances de la part de l’Etat malien, de la part des jihadistes eux-mêmes, et de la communauté internationale. Nous avons identifié trois obstacles principaux. D’abord, il y a bien sûr la question de la nature des demandes des jihadistes. Ils estiment que les institutions du Mali ne sont pas islamiques, que les élites maliennes, notamment les autorités, doivent couper leurs relations avec l’Occident (avec la France en particulier) et ils exigent que tous les Maliens se conforment à leur vision de l’islam. Or l’Etat malien est profondément attaché à la laïcité, à la démocratie, à préserver ses relations avec ses partenaires occidentaux. Sur quelle base peut-on discuter avec ces gens-là, se demandent beaucoup de responsables à Bamako ?
Le deuxième obstacle est celui des liens qu’entretient la katiba Macina avec des organisations jihadistes transnationales. Elle n’est qu’une composante du Jnim (Jamaat Nosrat al-Islam wal-Mouslimin, «Groupe pour le soutien de l’islam et des musulmans») dont les leaders ont prêté allégeance à Al-Qaeda et à son chef, Ayman al-Zawahiri, le successeur de Ben Laden.
Ces échelons réduisent la marge de manœuvre de Koufa pour engager un dialogue avec l’Etat malien. On ne connaît pas vraiment son degré d’autonomie. Son discours, en tout cas, emprunte peu à la rhétorique du jihad mondialisé, il est très local. Par le passé, Koufa a dit «si vous voulez dialoguer, il faut le faire avec Iyad ag-Ghaly [le leader du Jnim, ndlr]», mais en même temps, il a cité trois chefs religieux maliens avec lesquels il accepterait de débattre. C’est une ouverture.
Enfin, il y a la question des pressions extérieures. Qu’elles soient locales ou internationales. Les élites laïques sont inquiètes de l’ouverture d’un dialogue qui pourrait compromettre la laïcité à la malienne. Les leaders religieux soufis, eux, voient d’un mauvais œil cette promotion d’un islam salafiste concurrent. Les associations de défense des droits de l’homme craignent que la justice soit sacrifiée sur l’autel de la paix. Paris et Washington se sont également prononcés clairement contre les négociations, car cette guerre est souvent perçue comme un prolongement de la lutte contre le terrorisme sur leur propre sol. Or ces organisations ont du sang de soldats français et américains sur les mains.
Dans toute négociation, il y a des compromis. Lesquels sont envisageables ?
Négocier, cela ne veut pas dire qu’on va accepter d’instaurer la charia en échange de la paix. La majorité des Maliens y seraient hostiles. Mais on peut mettre un certain nombre de choses sur la table. Par exemple, le système des écoles coraniques, qui pourrait être réformé, amélioré, voire intégré dans l’Etat malien. Ou bien la question des cadis, ces juges islamiques traditionnels qui n’ont aucune existence légale alors qu’ils sont utilisés très fréquemment dans les zones rurales.
Ne pourrait-on pas leur donner une fonction officielle, dans le cadre d’une gestion décentralisée, sur la base du volontariat des communes ? Certains pays de la sous-région le font déjà, comme le Niger ou la Mauritanie. Il faut s’en inspirer.
Soyons clairs : ces propositions ne vont absolument pas satisfaire les jihadistes. Mais c’est un gage de bonne foi de la part de l’Etat. C’est un premier pas qui peut donner lieu en retour à un premier pas du côté des jihadistes. Le dialogue ne sera pas une solution miracle. On ne va pas s’asseoir autour d’une table et en sortir avec un document bien fait qui plaira à tout le monde et fera la paix. Ça sera difficile, compliqué, mais je pense que ça vaut la peine d’essayer.
L’Etat malien a une longue expérience de négociation avec des groupes rebelles…
Pendant ces trente dernières années, le Mali a connu trois insurrections dans le Nord, suivies par un dialogue et un accord de paix. Pourquoi a-t-on accepté de discuter avec des indépendantistes et refuserait-on de le faire avec les jihadistes ? D’autant que pour le dernier en accord en date, en 2015, Bamako a négocié avec des séparatistes qui avaient des liens avec les jihadistes.
Aujourd’hui encore, des acteurs étatiques comme non étatiques parlent aux jihadistes en permanence. Des leaders communautaires locaux négocient l’allègement de certaines mesures qui pèsent sur les villages, par exemple. Parfois des compromis sont trouvés. Les jihadistes font preuve de pragmatisme, à rebours de leur idéologie. Les humanitaires négocient aussi parfois l’accès à des zones de crise.
Enfin, il existe aussi un débat théologique sur les réseaux sociaux, plus important qu’on ne le croit. Ceux qui sont engagés dans ce débat, malheureusement, n’ont aucun mandat. Ce sont des marabouts locaux. Il faut aller au-delà, mais c’est un bon signe. Cela prouve qu’on peut parler avec eux. Il y a quelques semaines, Koufa a encore diffusé un message audio de quarante-huit minutes dans lequel il répond à un marabout sur la question de la charia.
La laïcité malienne est-elle menacée ?
L’avancée de l’islam politique au Mali est un fait. Les grandes mobilisations, ces derniers temps, ont été le fait de personnalités religieuses. Mais est-ce que le Mali est prêt à accepter une entrée de la religion dans la sphère politique ? C’est aux Maliens d’en décider, pas à Amadou Koufa.
Qui pourrait faire office de médiateur ? Le nom de Mahmoud Dicko, ancien président du Haut Conseil islamique, a souvent été cité.
C’est un personnage clé. Dicko est une figure respectée, qui a le carnet d’adresses qu’il faut pour faire avancer la solution du dialogue. Il a déjà essayé en 2017, il avait été mandaté par le Premier ministre pour conduire une mission de bons offices. Mais le changement de gouvernement l’a obligé à interrompre son travail. Outre Mahmoud Dicko, Koufa a évoqué deux autres figures, Mahi Banikane et Cheikh Oumar Dia, comme des partenaires acceptables d’un dialogue. Ils pourraient faire partie d’une «commission de négociations», mais celle-ci pourrait être encore élargie.
La France est-elle en train de s’embourber au Sahel comme les Américains en Afghanistan ?
La situation est très différente, mais il y a des leçons à tirer de l’expérience afghane. Les talibans n’ont rien à voir avec la katiba Macina. Ils sont beaucoup plus ancrés dans la société, beaucoup plus nombreux, beaucoup plus puissants. Ils disposent de moyens énormes. Mais le discours idéologique est similaire. La réaction de la communauté internationale aussi. Au début, on dit «on ne leur parle pas», «on ne négocie pas avec les terroristes».
Puis l’an dernier, les Américains ont commencé à discuter sérieusement avec eux car ils se sont rendu compte qu’ils ne gagneraient jamais cette guerre. Il a fallu dix-sept ans pour arriver à cette conclusion. Au Mali, ça fait six ans qu’on est engagés dans ce conflit. On commence à se rendre compte qu’on ne pourra pas vaincre militairement, mais on refuse jusqu’à présent d’entrer en négociation. Le problème, c’est que ça crée des dommages collatéraux : les conflits intercommunautaires se multiplient, les attentats s’étendent aux pays voisins. Il y a urgence. Il faut changer de cap dès maintenant.